Je les ai rencontrés, les deux compères, au Salon du Livre de Paris : Iegor, assis, écoutait patiemment les propos confus d’une lectrice rougissante (moi) et bégayante (encore moi) incapable de dire deux mots à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un auteur tandis que son bel acolyte tournoyait déjà sur le stand P.O.L lançant à la volée deux mots par-ci, deux mots par-là aux happy few regroupés sur les quelques mètres carrés qu’on leur avait octroyés. Et Iegor me confiait malicieusement qu’ils venaient de jouer un tour à un couple en se faisant passer l’un pour l’autre. Ah les potaches !
Iegor m’explique gentiment, comme il avait déjà dû le faire cent fois depuis le début de la journée, l’origine de ce roman épistolaire : Nicolas s’étant vu proposer une résidence d’auteur à Wellington (Nouvelle-Zélande), il en fait part à Iegor qui, à la fin d’un dîner, propose à son ami de se lancer dans une correspondance : j’écris une lettre et tu la poursuis comme tu le veux, tu rebondis sur les personnages ou les petits détails qui ont retenu ton attention et tu poursuis dans la direction de ton choix , sur la piste qui t’inspire. Quand l’autre reçoit la lettre, il fait de même. L’histoire prendra la forme qu’elle prendra… On verra bien ! Une espèce de travail d’équipe un peu effrayante pour l’un et l’autre auteur. Nicolas n’ose pas refuser parce que c’est lui (Iegor) et Iegor se demande s’il a bien fait (mais un peu tard).
Connaissant Iegor et Nicolas, je savais d’avance que leur petit projet aurait tout pour me séduire et que j’allais forcément bien m’amuser … Et ce fut le cas ! Parce que les deux garçons ont un bien mauvais esprit et la mauvaise fille que je suis adore ça !
Tout passe à la moulinette de l’ironie, du sarcasme et de l’auto-dérision : les femmes et la sexualité (notamment celle de Nicolas aux « pouvoirs sexuels surnaturels » dixit Iegor), la ville de Wellington (selon Lonely Planet « la petite capitale la plus cool du monde », « On y parle anglais, c’est propre, organisé, il y a une proportion surnaturelle de cafés par habitant et les gens y sont jeunes et sentent bon la crème de protection solaire. », « Dans cette ville, tout le monde pratique un sport nautique. Tout le monde fait du sport tout court de toute façon. Tout le monde porte un short, un t-shirt et des baskets, tout le monde jogge ou fend la foule juché sur un skate ou un vélo, tout le monde a vingt-six ans maximum et les épaules tatouées. Dans un tel contexte, la tendance naturelle du Français est de se sentir ridé, mou, faible, ratatiné et phraseur »). Au sujet de la littérature (celle des deux gars de chez P.O.L et celle des autres, de ceux qui vendent), on s’interroge en ces termes : pourquoi « les romans hexagonaux n’intéressent-ils pas le grand public anglo-saxon ? » , ben oui, pourquoi ? Réponse : « parce que nous n’accordons pas à leurs yeux assez d’importance à l’intrigue »). Quant à l’écriture… question : comment Nicolas « procrastinateur littéraire » occupe-t-il son temps et ses trois bureaux à Wellington (de l’intérêt des résidences littéraires) alors qu’il est presque voisin de la maison natale de Katherine Mansfield (mais finalement, qui a réellement lu Katherine Mansfield ?) et comment, alors qu’il se trouve à 19000 km de Paris, fait-il ce qu’il ferait s’il habitait un deux pièces à Malakoff à savoir : ciné et supermarché ? « Depuis que je suis arrivé, c’est simple, je n’ai rien fait. Ah, si : je me suis acheté un vélo, des lunettes de piscine, et je traîne de supermarchés en cinémas, mon activité favorite où que je me trouve sur la planète. »
Bref, ce regard mordant et caustique sur notre société, nos moeurs et l’omniprésence de l’auto- dérision dont font preuve les deux compères sont franchement jubilatoires (je pense à certains passages particulièrement savoureux du roman… je n’en cite aucun, ouvrez le livre à n’importe quelle page, vous verrez !) Franchement, on se marre !
Très vite finalement, une intrigue romanesque se met en place à travers le personnage de Leonor, assistante de réalisation à Europe 1, « grande de taille et métissée », précise Nicolas, qui, juste avant de partir, s’est fait larguer un peu brutalement par la dite demoiselle (dans le roman, bien sûr). Peut-être un peu vexé par cette issue imprévisible, notre séducteur annonce à son ami Iegor qu’il va certainement rencontrer la dite jeune femme dans les studios d’Europe 1 où elle travaille et où Iegor doit se rendre en personne pour parler d’un de ses livres… Attention aux liaisons dangereuses, les gars, attention…
Donc, je résume : Iegor s’inquiète de voir son Nico accro : ce n’est pas comme ça qu’il va profiter de son séjour en Nouvelle-Zélande . Quant à la création littéraire, n’en parlons pas : si l’esprit de Nico n’est pas dispo, alors comment va-t-il créer son prochain chef- d’oeuvre ? A moins que tout cela ne soit que pure fabulation : peut-être Nicolas a-t-il déjà bien avancé dans son plan, peut-être ment-il à Iegor pour ne pas décourager ce dernier qui, lui, patauge lamentablement. Et si Iegor (qui dessine chaque jour sur une feuille de papier les plans de Wellington) rencontrait Leonor, et si toujours Iegor (qui n’arrive plus à lire ni à écrire) tombait amoureux de Leonor (après tout, dans la fiction, tout est possible…) et si la Leonor de Nicolas n’était pas la Leonor d’ Iegor (tout en étant la même bien sûr), oui mais si, dans son coeur, Leonor avait déjà remplacé Nicolas et si ce dernier l’apprenait et en était empêché d’écrire… et si Iegor ne pouvait rien faire pour lui, lui qui est si loin…et si… et si…
Waouh, les cent mille ressorts de la fiction auxquels se mêlent les cent mille voies du réel… Mélangez le tout… Vertigineux, non ? La littérature sera-t-elle capable de rendre cette complexité , de traduire cet enchevêtrement envoûtant ? Finalement, est-elle si élastique que ça ? Peut-on lui donner la forme que l’on souhaite ? Et si oui, reprendra-t-elle sa forme initiale ou bien nous enverra-t-elle son bout de plastique à la figure?
Et si je vous disais pour finir qu’il est question d’une brosse à dents qui fera toute seule le voyage de Paris à Wellington… Quand on introduit une brosse à dents dans une histoire, ce n’est pas pour la laisser en plan, autrement pourquoi en avoir parlé, hein, pourquoi ?
Et puis Katherine Mansfield dans tout ça…
Je reste bien persuadée que personne ne l’a lue. Si, vous ? Ah bon. Mais, vous êtes dans l’histoire vous aussi ? Que de monde, que de monde…
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