Le lecteur assidu savait déjà deux trois choses de lui. Dans « L’origine de la violence » qui lui a valu une moisson honorable de distinctions (Prix Orange du Livre 2009, prix Renaudot du livre de poche 2010,…) et surtout l’adoubement de ses pairs – Jorge Semprun le serra dans ses bras à la fin d’une émission de radio au salon du livre 2010 -, Fabrice Humbert racontait l’ascendance cachée de son père Maurice, fils d’un Juif mort à Buchenwald. Dans « Eden Utopie », l’écrivain s’expose encore un peu plus à la lumière en ouvrant la porte à d’autres secrets de famille. Essentiellement du côté maternel cette fois.
Tout part de deux cousines « élevées comme deux sœurs » : Madeleine Arlicot, la grand-mère du narrateur, et Sarah Courcelles. La première, qui a perdu sa mère très jeune, épouse Gabriel, un homme sans fortune ni ambition. Il boit, la bat et lui fait trois enfants avant de mourir, les laissant sans un sou. Madeleine est contrainte de placer sa progéniture afin d’être libre de travailler. Elle sera assistante médicale, puis blanchisseuse. Sarah, elle, fait un beau mariage : en épousant, qui plus est par amour, André Coutris, elle change de condition et entre dans le cercle envié de la bourgeoisie protestante. Entretemps Madeleine a aussi rencontré son « André », mais il n’est qu’électricien. Fabrice Humbert tantôt raconte, tantôt analyse, comment les Coutris et les Meslé, sorte de Rougon-Maquart du XXe siècle, parviendront à unir leur destinée pendant plusieurs années, au sein d’un projet qui n’a rien d’utopique à ses débuts. Baptisée la Fraternité, la communauté créée par André Coutris, rassemblait plusieurs familles de Clamart dont certaines sont encore connues aujourd’hui, tel les Jospin. De 1946 au milieu des années 60, le groupe est soudé, les enfants sont élevés ensemble, la symbiose est presque parfaite ; puis « d’autres préoccupations émergent qui font passer la petite utopie à l’arrière-plan », les soubresauts politiques qui agitent la France et le monde ont raison de ce « vivre-ensemble ».
La suite est fabuleuse, tant elle est vraie : la génération qui a construit la Frater accouche de jeunes gens perdus. Les parents sont nés pendant la Seconde Guerre mondiale et vont connaître Mai 68, mais la génération suivante n’aura pas cette chance, elle court après sa révolution. Au départ, seuls les Rougon-Coutris sont riches : leurs enfants ont le temps de rêver. Ils ignorent, contrairement aux Meslé-Macquart, qu’il faut d’abord manger et avoir un toit avant de penser au reste.
Bien que sur la couverture, le terme « roman » soit accolé au titre, Fabrice Humbert admet cette fois son impossibilité à basculer dans la fiction. Pourquoi inventer quand la réalité est déjà si extravagante, riche de rebondissements ? Rien ne ressemble davantage à l’histoire d’une famille que l’histoire d’une autre famille. Et pourtant rien n’est plus dissemblable aussi. Entre les deux branches cousines, Fabrice Humbert décortique les chemins qui finiront par se recroiser d’une manière inattendue, fatale. Si symptomatique de cette époque des Trente Glorieuses et des années Mitterrand où le fric écrase les idéaux. A cet égard, l’héroïne du livre est définitivement la mère du narrateur, Danièle, qui réussira la plus belle ascension sociale de cette famille, en épousant en deuxièmes noces Pierre Eelsen, futur président d’Air Inter. A deux, ils forment un couple rayonnant et d’un appétit de vivre hors du commun, capable de réunir à leur table de Ramatuelle Jean-Claude Brialy, le directeur du festival dont ils sont les généreux mécènes, l’inventeur de la pilule, Lucien Neuwirth, Régine, et bien sûr des femmes et des hommes politiques, Michel Rocard, Simone Veil et un brillant barbu prometteur, Dominique Strauss-Kahn.
D’autres auteurs ont fait cet exercice avant lui. Frédéric Beigbeder a dressé lui aussi un destin croisé de ses deux familles, l’une résistante, l’autre maurassienne qui, à la faveur des hasards de l’amour, finissent par s’entrechoquer. Les strates générationnelles disséquées par Humbert, transformé pour l’occasion en écrivain-historien (lorsqu’il interviewe ses oncles et tantes sur les événements familiaux, il revêt aussi la casquette de journaliste, métier qu’il voulut faire un temps) constituent une des grandes qualités du livre, malgré un démarrage un peu poussiéreux. Si Madeleine, la grand-mère incarne certes la figure tutélaire de cette autofiction, le narrateur, n’en déplaise à l’auteur lui-même, est bien davantage qu’un témoin parmi d’autres. Sa trajectoire, ses doutes, ses questions comptent très largement pour comprendre la place du fantastique et des chimères dans l’esprit d’adolescents devenus adultes – les uns conquistadors du capitalisme, les autres happés par les mouvements les plus extrêmes. Le combat mené entre la réalité et l’onirisme est ardu, les victimes seront nombreuses. A ce titre, en décryptant sa propre famille avec moult références littéraires, Fabrice Humbert ébauche une œuvre digne d’intérêt et montre que le roman reste bien la tentation la plus aboutie de concilier le réel et l’imaginaire.