Modiano me fait toujours l’effet d’un auteur qui serait resté enfermé quelques décennies dans une boîte très hermétique que l’on aurait enfin ouverte. Rien de ce qui fait le XXIe siècle ne concerne ses romans: pas de traces de téléphones portables, d’ordinateurs ou de réseaux sociaux… Non, chez Modiano, on cherche un nom dans le Bottin, on écrit des lettres avec de l’encre bleu Floride, on parle de dancing et de bureau des PTT, de magnétophone et de télégramme…
Les gens sont aimables ou méfiants, habitent ou ont habité Paris (ils peuvent aussi être absents momentanément de Paris, ce qui est toujours vaguement inquiétant ou risqué) et s’appellent comme on ne s’appelle plus : Gérard Mourade, Noëlle Lefebvre ou George Brainos…
Généralement, l’un d’entre eux a disparu et un narrateur le recherche. Pourquoi ? On ne sait pas vraiment et lui non plus dans le fond. S’ensuit une espèce d’errance essentiellement parisienne, dans un périmètre assez limité et une chronologie relativement vague. On a toujours l’impression que le narrateur souffre d’une myopie prononcée qui l’empêche de voir au-delà d’une certaine distance (autrement, ce qu’il voit est flou) et qu’une forme d’amnésie l’a frappé peu de temps après sa naissance. Le personnage principal est donc quelqu’un qui ne se souvient pas et les gens qu’il interroge ne se souviennent pas eux non plus. Bref, tout le monde a tout oublié et l’on cherche des gens que personne n’a jamais rencontrés, et qui sont certainement morts depuis longtemps (mais là, c’est pas sûr!)
(Seules les traces font rêver, disait René Char… )
Bref, on tourne pas mal en rond, on rencontre une poignée de personnages (très peu) mais on finit quand même par les confondre (moi en tout cas), on se perd dans des détails (des histoires de lettres, de dossiers égarés ou incomplets…), les années passent, on vieillit (mais on ne change pas vraiment), on ne renonce pas à chercher (en s’autorisant quelques pauses assez longues tout de même) comme si le sens de la vie dépendait de ce qu’on allait trouver (ou pas) et puis, on finit toujours par mettre la main sur une personne : est-ce vraiment celle que l’on cherchait au début ou bien quelqu’un qui lui ressemble vaguement ? Peu importe, elle fera l’affaire.
Dans cette atmosphère hors du temps et hors de tout, des paroles d’une très grande banalité prennent soudain l’allure de questionnements philosophiques très profonds : exemple page 26 : « Et vous, qu’est-ce que vous faites dans la vie ? » Eh oui, qu’est-ce qu’on fout là, dis-le moi…
Bref, on aime Modiano ou pas. Si vous aimez, vous adorerez ce roman ; si vous n’aimez pas, passez votre chemin.
Quant à moi, je fais partie des fans absolus : j’aime l’écrivain qui à chaque question qu’on lui pose répond par « C’est compliqué » avant de plonger son regard inquiet dans le vide et de répéter une autre fois comme quelqu’un qui prend douloureusement conscience de la difficulté de traduire l’existence en mots, « oui, c’est compliqué »… J’aime ses textes parce qu’ils expriment une vision du monde très personnelle, et c’est bien là la caractéristique d’un grand écrivain, isn’t it ?
L’errance modianesque dit le temps qui passe, s’effiloche, la mémoire qui vacille et l’oubli qui prend le relais. Les lieux, seuls, forment de vagues repères… et encore… Rien ne résiste au temps, ni les gens, ni les choses…
L’homme n’est qu’un passant… Un passant de passage… Qui a presque tout perdu et tout oublié.
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