Giono furioso
Emmanuelle Lambert

PRIX FEMINA ESSAI 2019
Stock
septembre 2019
224 p.  18,50 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

En 2016, nous ne sommes pas allés à New York. Pourtant, tout était réservé : billets, logement, pass. On en rêvait depuis si longtemps… Tétanisée par les attentats, j’ai eu peur, peur pour mes quatre enfants. J’ai tout annulé. Ils m’en ont voulu. Mais c’était comme ça. Il a fallu trouver une autre destination, moins loin, moins risquée. Un petit village des Alpes de Haute-Provence ferait l’affaire. La mienne en tout cas. On se rattraperait pour New York, promis.
Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que nous posions nos valises dans une région que je connaissais très bien. Je n’y avais jamais mis les pieds. Mais j’avais lu. Beaucoup lu Giono. Depuis les années de fac. Je découvre Giono en licence : au programme, les « Chroniques » : Un Roi sans divertissement et Noé. Le coup de foudre. Les personnages me fascinent (je tombe amoureuse de Langlois, évidemment), je trouve la construction du récit et les points de vue narratifs particulièrement osés et tellement modernes pour l’époque. J’exulte. À la fin de ma licence, je suis comme Giono lorsqu’il écrit Noé : incapable de passer à autre chose ni de travailler sur une autre œuvre. Qu’à cela ne tienne : mon travail portera sur les chroniques : Un Roi, Les Grands Chemins, Les Âmes Fortes. Pour moi, il ne fait aucun doute que les personnages sont vivants (je vis avec), ils ont donc un corps (je les sens près de moi) : ce sera donc : « Le corps des personnages dans trois chroniques de Jean Giono ». Le bonheur…
Bref, la région où j’entraînais mes mômes, je la connaissais bien et je savais qu’à quelques kilomètres de notre gîte, il y avait Manosque, il y avait Le Paraïs, Montée des Vraies Richesses…
Nous n’y sommes pas allés tout de suite… Je crois que je voulais garder le meilleur pour la fin.
Et quel meilleur…
J’avais téléphoné quelques semaines avant notre départ. Il fallait réserver. Je n’avais pas bien compris comment ça se passait, on verrait bien…
D’abord, nous avons flâné dans la ville et lorsqu’il s’est agi de nous diriger vers la maison de Giono, impossible de trouver la route. Imaginez ma panique (les gamins s’en souviennent encore). Nous arrivons enfin, tout en sueur, essoufflés… la pente est raide. Nous sommes accueillis par une très vieille femme qui nous installe au jardin, à l’ombre. Il fait très chaud. Il y a un couple avec nous. C’est tout. Elle nous explique qu’elle vient de se faire opérer de la hanche, qu’elle nous fera visiter le rez-de-chaussée mais qu’elle ne pourra pas monter à l’étage. Un universitaire prendra le relais. Elle ajoute qu’elle perd un peu la tête, qu’il ne faut pas lui en vouloir. Et elle commence. Elle a connu Giono et sa femme Élise, elle se souvient très bien d’eux. Elle parle. Elle nous raconte Giono. Je suis assise à l’arrière. Mes enfants sont devant moi et ne me voient pas. Je suis dans un état second. Régulièrement, elle s’arrête. Nous demande ce qu’elle était en train de dire, s’excuse, se reprend. J’ai envie de la serrer dans mes bras tellement je la trouve touchante. Je bois ses paroles. J’ai l’impression que Giono va arriver, que l’on va boire un café, entre nous. J’ai envie que le temps s’arrête. Je ne respire plus. Je ne bouge plus. Je ne veux pas perdre un mot de ce qu’elle dit.
Soudain, je tourne la tête vers l’intérieur de la maison. Derrière une large vitre, dans une pièce qui sert d’accueil, de bibliothèque et de librairie, je vois Sylvie Giono. Enfin, je vois… Giono. Elle lui ressemble tellement. Et là, mes larmes se mettent à couler, mon émotion est telle que je suis incapable de me maîtriser. Je croise les doigts pour qu’aucun de mes gamins ne se retourne et ne me voie dans cet état-là. J’ai les yeux rouges, les joues gonflées, je commence à renifler bruyamment, je tremble de partout. C’est la catastrophe. « Ça va maman? », m’interroge d’un air inquiet ma fille Hélène. C’est encore pire. Je ne contrôle plus rien. Je fais peine à voir. Un désastre. Heureusement, la petite dame ne se rend compte de rien, toute à ses souvenirs bientôt enfuis. Elle nous invite à entrer dans la maison. J’appréhende mes réactions. D’abord, la bibliothèque. La femme prend les livres, les ouvre au hasard pour nous montrer les annotations de Giono. Les yeux me sortent de la tête. L’écriture de Giono, là, petites pattes de mouche au crayon à papier. Nous attendons un peu dans l’entrée. La femme est fatiguée. L’universitaire vient prendre le relais. Soudain, je vois un musicien (un concert se prépare) entrer dans une pièce que l’on ne visite pas. Je sais que cette pièce est la cuisine. Je sais que si je ne force pas le passage, là maintenant, je ne la verrais peut-être jamais. Je le suis. J’entre. C’est incroyable comme la volonté donne des ailes. Il me dit que je n’ai pas le droit d’être là. Peut-être mais j’y suis. Je suis dans la cuisine et je ne bouge pas. Je reconnais les lieux. Je vois le tableau de Bernard Buffet. Le musicien ne me dit plus rien. Il attend que j’aie fini de voir, de regarder, de sentir. Il finit par faire ce qu’il a à faire et je finis par sortir. Je rejoins les autres, à l’étage, dans… le bureau de Giono.
Alors là mes amis, c’est le pompon. Nous entrons : je connais tous les coins et les recoins de ce lieu. J’ai vu la pièce, photographiée ici et là, et surtout j’ai vu Giono assis derrière ce bureau. Il n’est plus là mais tout est là de lui, sa veste jetée sur le divan, son chapeau, ses pipes, ses plumes… La pièce n’est pas grande, il fait très chaud. L’universitaire tient à ce que nous soyons à l’aise (il a du boulot avec moi!), invite Hélène à s’asseoir sur le fauteuil de Giono, derrière le bureau. La gamine obéit. Hélène est À LA PLACE de Giono, derrière le bureau. Je ne vois que ça. Moi-même, je m’assois sur le divan. Ma main gauche touche la veste et le chapeau de Giono. Je crois que je suis à deux doigts de m’évanouir. L’universitaire est bavard, bavard, ma fille aînée commence à tourner de l’oeil et s’allonge par terre. Mon fils cadet a pris place dans un fauteuil bas. Je crois que j’ai communiqué à toute la famille mon émotion. Mes enfants découvrent une mère qui n’est plus dans son rôle, qui ne maîtrise plus rien, qui pleure et tremble comme une gamine. Nous redescendons et passons par la grande pièce qui sert d’accueil et de librairie. Sylvie Giono est toujours là. J’aimerais lui parler mais mon état ne le permet vraiment pas. J’envoie Hélène qui, du haut de ses dix ans, commence à trouver cette journée particulièrement pénible. Elle a la mission de demander une dédicace. La gamine y va, fait la demande. Je vois Sylvie Giono qui s’avance vers moi. J’aimerais lui parler. Je pleure, je bafouille un « vous lui ressemblez tellement », elle comprend, m’embrasse. Lorsque nous redescendons vers le centre de Manosque, je marche comme si j’avais bu. Je dois avoir de la fièvre. Je suis vidée, j’ai l’impression de finir un marathon. Mes gamins sont hilares. Ils auront des trucs à raconter en rentrant.
Bref, je me rends compte que je suis la reine de la digression et que je n’ai toujours pas parlé du livre d’Emmanuelle Lambert (mai je voulais vous préciser que mon rapport à Giono et à son œuvre est un peu particulier, un brin viscéral peut-être…)
Une biographie de Giono. Bon. J’en ai déjà lu pas mal. Oui mais celle-ci, elle est vraiment bien. Ah d’accord. Allons-y. Voilà comment je suis entrée dans l’oeuvre…
Comme je me suis régalée ! Et ce, pour plusieurs raisons : un, c’est un texte vivant, personnel, sensible (et rien ne me touche plus que le lien qu’un lecteur entretient intimement avec une œuvre), puis, c’est un texte qui ne cherche pas l’exhaustivité (on s’en moque) mais plutôt, le coeur, l’essence, l’esprit de l’oeuvre et de l’auteur, un texte qui sait s’attarder sur ce qui à première vue pourrait sembler être un détail mais qui en réalité est lourd d’un sens qui n’apparaît pas au premier regard et puis, Emmanuelle Lambert, et c’est bien là l’essentiel, a compris Giono, a compris son œuvre (et en plus, on est d’accord… donc elle a raison, n’est ce pas? Oh ces mots sur Un Roi « les plus aguerris portent dans leur coeur Un roi sans divertissement, livre étincelant de blancheur, enrobé dans un désespoir calme. Le point final apposé auprès du mot « chef-d’oeuvre ») Elle évoque aussi cette maison dont je vous ai très longuement parlé (inutile de vous dire que j’ai lu ces pages avec beaucoup d’émotion et adoré que me soient données des précisions sur l’alarme, la clenche montée à l’envers…) C’est tellement vrai que cette maison tient « du mémorial et de la location de vacances »… Lors de notre visite, on nous avait dit que la maison avait été rachetée par la mairie, qu’on ne rentrerait plus comme ça dans les pièces, qu’il y avait eu des vols. Visiblement, Emmanuelle Lambert y est allée un peu après nous, au moment du grand déménagement.
Et puis, j’ai appris des choses, l’une en particulier m’a éclairée. Et j’ai mieux compris ce que je pressentais, ce que j’avais deviné… Jusque là, un morceau du puzzle n’entrait pas. Il me restait une pièce que le livre d’Emmanuelle Lambert m’a enfin permis d’emboîter. Je ne vous dirai pas laquelle. À chacun sa part de mystère… Il m’a fallu du temps pour la trouver. Vous allez, avec Giono, furioso prendre un sacré raccourci ! Veinards !

LIRE AU LIT le blog http://lireaulit.blogspot.fr/

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