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Grichka
Laure Des Accords
Editions Verdier
litt francaise
aoûtt 2016
126 p. 13 €
ebook
avec DRM 8,99 €
La rédaction l'a lu
Les mots des autres
Après « L’Envoleuse », un premier livre subtil sur l’amour et les secrets de l’enfance, Laure des Accords continue d’écrire sur l’impénétrabilité des êtres, dans un beau roman sur la perte, la transmission et la recherche du verbe.
Au lycée, il est « Grichka-sans-voix », une énigme pour ses camarades et son professeur de français, Madame Kerouani, exaspérée devant le silence et l’air absent de cet adolescent dont « les mots viennent toujours trop tard ». A la maison, ce sont les parents du garçon qui lui sont étrangers : on n’en sort pas. Pourtant, chez les Vyssotski, on s’exhorte à parler, à s’intéresser à l’autre, mais derrière les phrases banales et usées du quotidien, chacun reste claquemuré à l’intérieur de ses frontières intimes et douloureuses, privé de sa place sociale, familiale ou affective. Le père, un ancien docker devenu infirme, tente d’exister auprès de sa femme qui s’éloigne, tandis que Babou, la grand-mère brodeuse et silencieuse, coud un patchwork inachevable de tous les secrets et les histoires de famille marquée par la guerre, le deuil et la fuite. Tous semblent en quête du roman familial, vaguement conscients que, privée d’histoire(s), la vie ne tient pas debout.
Dans ce roman protéiforme aux accents théâtraux, qui alterne les chapitres comme autant de monologues de comédiens, et où le chœur commente et apostrophe les personnages, l’enjeu est bien de construire son identité par la parole, de mettre en mots la vérité de l’existence. Pour Grichka, prisonnier de sa gangue, la révélation viendra précisément du théâtre, enseigné par leur professeur, elle aussi enfermée dans son rôle et incapable de faire face à sa vie de femme. La scène se remplit alors peu à peu de tous ces personnages solitaires, du murmure de leurs destinées qui s’égaillent hors les murs en une polyphonie libérée. Laure des Accords renouvelle ainsi la métaphore de la vie comme un théâtre en faisant des mots le passage de témoin, une affirmation du « je » dans son rapport au monde, qui n’est pas sans rappeler Camus ou Anouilh.
C’est un livre de silences, de nombreux silences. Parce que, parfois, il n’y a pas de commentaires à faire, pas d’explications à donner. C’est monstrueux, c’est fait. On aimerait mieux penser à autre chose, à de belles choses, mentir aux enfants, leur dire que ça ne s’est pas passé, que personne n’aurait été capable de faire ça, personne. Mais non, ça a eu lieu et il faut en parler. Simone Lagrange, déportée enfant à Auschwitz-Birkenau en septembre 1945, témoigne face à des lycéens. Silence. Les élèves sortent, muets, stupéfaits. Grichka Vyssotski, lui, ne sort pas. Un rideau de cheveux cache son visage. Et, puis, il y a d’autres silences… Muet à l’école, l’adolescent le sera tout autant à la maison. Etranger à sa mère, étranger à son père. « Grichka-sans-voix, réveille-toi » a-t-on envie de lui crier aux oreilles. « Fantôme d’enfant sans histoire, sans route tracée sous ses souliers. » La mère, elle, n’est pas silencieuse mais sa logorrhée affolée masque sa peur, sa gêne. Le père ne dit rien. Babou, la grand-mère « coud, brode, tricote », elle rit aussi mais se tait sur son secret, bien caché, bien gardé. Enfin, Madame Kerouani, la narratrice, professeur dont le métier est de parler, d’expliquer, ne peut pas entrer en scène toute seule, sur l’estrade, devant les élèves. Parfois, elle bloque. Elle ne peut pas dire ce qui la ronge vraiment. Alors, elle cite les vers des autres, elle s’accroche désespérément à une parole qui n’est pas la sienne, une parole porteuse de sa douleur de femme qui vieillit, de femme seule et orpheline bientôt. Et ces silences, tous ces silences, se mêlent, s’emmêlent : échos de peines, la voix se perd, la bouche se tord, le son se meurt… Alors, qui parle dans ce livre, d’où viennent les mots qui surgissent ? Du chœur. Du chœur ? Ah, bon, c’est une tragédie ? Oui, un peu. Il explique, le chœur, il donne des conseils. C’est son rôle. « Prends garde aux enfants fous ». Il dit qu’il faut arrêter de se battre, il dit qu’il faut « déposer les armes ». C’est la sagesse du cœur. Il invite à sortir du miroir, aller plus loin, vers l’autre. Et puis, il a ce qui va sauver le monde. Quoi donc ? La littérature, voyons, l’aviez-vous oubliée ? Le théâtre. Lieu de paroles. Grichka Vyssotski veut lire. Et faire du théâtre, avec Madeleine. Alors, soudain, « Grichka parle sans s’arrêter », il est torrent, il est déluge. Il est un homme qui « sort de l’ombre à présent ». Et les autres suivront… Plusieurs voix qui taisent leurs souffrances, leurs blessures enfouies, leurs secrets étouffés. Et puis, tout à coup, c’est une poésie du jaillissement, une renaissance, une course vers la lumière, pour respirer enfin, vivre, remonter à la surface par la force des mots, par la puissance du verbe, de la littérature. L’enseignante meurtrie, qui n’y croit plus, prononcera les formules magiques, celles qui font encore lever la tête de quelques-uns et le miracle aura lieu… – Il faut qu’on parle, dira le père… En cette veille de rentrée, je ne peux m’empêcher de dédier cette chronique sur ce texte magnifique de Laure des Accords à toutes celles et ceux qui dans quelques jours vont se retrouver devant des enfants dont il faudra délivrer la parole afin que naisse en eux le plaisir du texte littéraire, qu’ils en goûtent les mots, les phrases, les sons, les sens, qu’ils s’en nourrissent et qu’ils en vivent. Et qu’ils en soient heureux… « De mon corps à leurs voix je sens dessous mes bras grandir comme à l’aisselle d’une feuille de tendres rameaux, jeunes, vigoureux, volubiles, et tout au bout, translucides et coriaces, des bractées aux couleurs argentées, des fleurs avortées, des mots qui me transportent. Je veux encore une fois, une dernière fois, leur donner de la parole. »