J’ai une certaine fascination -dois-je l’avouer ?- pour les imposteurs, leur capacité à imaginer des choses qui ne sont pas, à s’inventer des rôles, à les jouer et à pousser parfois le bouchon si loin qu’ils finissent plus ou moins par croire à leurs mensonges. Ils ont l’imagination des romanciers, le talent des comédiens et la folie des grands malades. Bref, ils me fascinent.
Je suis intriguée par les gens qui mentent et le premier texte qui a fait naître tout ça en moi est celui d’Emmanuel Carrère : L’adversaire, dans lequel il raconte avec le don qui est le sien, la tragique histoire de Jean-Claude Romand qui, n’ayant jamais dépassé sa seconde année de médecine, n’a cessé de mentir à tous, à sa famille, à ses amis, à ses maîtresses en se faisant passer pour un médecin-chercheur travaillant à l’OMS alors qu’il passait tout son temps dans sa voiture sur les aires d’autoroute. Cela a duré dix-huit ans. Dix-huit ans de mensonge. Le problème, c’est qu’à un moment donné, le réel s’agite, refait surface, finit par s’imposer et généralement, le retour à la réalité est particulièrement violent.
Vous imaginez aisément à quel point je me suis régalée avec le dernier livre d’Antoine Bello, Scherbius(et moi) : un jeune psychiatre sur le point d’ouvrir un cabinet reçoit la visite d’un collègue très renommé et un peu débordé qui lui propose de s’occuper d’un certain Scherbius, un homme qui a eu des problèmes avec les services du Premier Ministre et qu’il faudrait absolument tenter de soigner. Mais qui est ce Scherbius ? Un escroc parfaitement conscient de ses faits et gestes ? Un grand malade qu’il faudrait enfermer au plus vite ? Un roman complètement jubilatoire que je vous recommande !
Venons-en au roman dont je veux vous parler : dernièrement, j’écoute « La Librairie francophone » sur France Inter. Emmanuel Khérad interviewe un certain Alexandre Brandy. Je suis en voiture et je capte très mal France Inter (ce qui a le don de m’énerver au plus HAUT point!).
A sa voix, cet homme a l’air d’être jeune et ce qu’il raconte me sidère. Je mets mon clignotant et m’arrête sur le côté de la route : oui, il s’est fait passer pour le neveu du colonel Kadhafi et pour le neveu de Bachar al-Assad (ah, la force de l’illusion, le mirage de l’argent!), non on ne lui a jamais demandé de fournir de pièces d’identité (demande-t-on aux grands de ce monde de montrer leurs papiers?), oui il a visité les plus beaux hôtels particuliers de Paris (à cent millions d’euros, mais bon, on vous le laisse à cinquante millions…), manipulant des agents immobiliers d’une crédulité effarante et complètement éblouis par le mirage de la fortune colossale qui, imaginaient-ils, allait tomber dans leur escarcelle, oui il prenait son temps pour négocier le prix des biens et se volatilisait au moment où il fallait passer chez le notaire. Tout lui était payé, le tapis rouge se déroulait sous chacun de ses pas, les portes s’ouvraient, les femmes se dévêtaient, les invitations pleuvaient.
Tous étaient prêts à se vendre pour récupérer ne serait-ce que quelques miettes de la fortune colossale qu’il leur faisait miroiter. Comme il l’écrit : « D’une manière générale, mes interlocuteurs me parlaient beaucoup. Je les écoutais. C’était à eux de me séduire. »
Tant mieux pour Alexandre : limiter sa parole lui permet sans doute d’éviter de laisser passer une bourde qui risquerait de faire tomber le masque.
A la radio, Alexandre Brandy raconte, calmement. On sent qu’Emmanuel Khérad est un peu désarçonné face à cet individu pour le moins étonnant.
« Mais pourquoi ? » interroge le journaliste. L’auteur lui répond que c’était une forme de divertissement dangereux, de jeu avec la mort, de suicide au fond, d’ailleurs, il trouve que la police a tardé à l’attraper et à le mettre en prison. « Me dites-vous la vérité ? » demande Emmanuel Khérad. « Uniquement la vérité » répond-il. Je regarde la couverture du livre. Le mot « roman » figure sous le titre. Je m’interroge…
C’est un texte fascinant qui tient du récit d’apprentissage, et le personnage principal ne l’est pas moins : une espèce de jeune gamin propre sur lui et cultivé, quittant régulièrement la maison de sa mère (chez qui il vit encore) pour prendre un train, direction la capitale où il devient quelqu’un d’autre, une sorte de gentleman, et s’adonne à un jeu d’acteur hors du commun. D’ailleurs, certaines scènes sont tout simplement fabuleuses, on frôle la découverte de la tromperie et on tremble pour lui. Pour lui ? Oui parce que franchement, le portrait qui est fait de cette société de gens friqués qui ne savent pas quoi faire de l’argent qu’ils ont amassé, comme ce libraire pourri, puant l’antisémitisme, prêt à tout pour remplir sa cagnotte, est franchement écoeurant.
Quant aux agents immobiliers, comme le dit l’auteur : ils furent pour moi « -pour mon mensonge- des sortes de cariatides, des atlantes, des télamons. » Ils prononçaient le Sésame ouvre toi et la voie s’ouvrait vers les richissimes propriétaires aux coffres-forts et chambres fortes multiples et pleins à craquer.
Des retours sur les traumatismes de l’enfance, des liens familiaux conflictuels et un profond mal-être permettent peut-être de mieux comprendre le processus qui se met en place et comment on en vient à jouer un rôle et à mentir dès l’enfance : « Très tôt, il m’a fallu mentir… Quelques années seulement séparent mon apprentissage de la parole de celui du mensonge. »
Et lorsque tout cela nous est raconté par un homme visiblement fin, intelligent, qui manie la langue comme un écrivain – car il n’y a aucun doute, il en est un -, cela devient un texte complètement passionnant.
Il ne reste plus qu’à souhaiter qu’il poursuive son travail de romancier car, à mon avis, vu son imagination, il ne peut que nous surprendre encore !
Allez, je termine par une citation : « Son ennemi, c’est l’ennui. Il s’est interdit une bonne fois pour toutes de vivre deux fois la même journée, de se lever le matin en sachant ce qu’il fera le soir, de jeter un œil à la carte des desserts au début du repas. Son existence est une œuvre d’art, une fresque dont la véritable grandeur n’apparaîtra qu’avec le recul du temps. »
Scherbius (et moi) A.Bello
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