Que savais-je de Charlotte Delbo ? Rien ou trois fois rien : j’avais découvert son nom en même temps que mes élèves lors d’un brevet des collèges, en 2014 je crois. J’avais appris à cette occasion qu’elle était Résistante et qu’elle avait été déportée à Auschwitz en janvier 1943 puis à Ravensbrück. Je savais aussi qu’elle était rentrée puisqu’elle avait écrit.
Que savais-je, moi, professeur de lettres, en 2014, de Charlotte Delbo ?
Rien.
J’avais lu aux larmes Primo Levi, Jorge Semprun, Simone Veil, Marceline Loridan-Ivens mais de Charlotte Delbo, aucun écrit n’était parvenu jusqu’à moi.
Je me souviens de la lecture de Kinderzimmer de Valentine Goby comme d’un choc profond, une émotion qui s’empare du coeur et du corps. Un livre qu’on n’oublie pas.
Voilà à peu près où j’en étais quand j’ai ouvert « Je me promets d’éclatantes revanches » .
Ce qui m’a frappée, immédiatement, est la puissance du titre. Pourquoi ces guillemets ? Qui parle ? C’est elle, Charlotte, et je crois que l’oeuvre de Valentine Goby est là, contenue dans ce titre, dans la force qu’il dégage, dans le cri qu’il pousse. Je tourne la page de couverture : une photo. Charlotte Delbo éclate de rire. Peut-on (doit-on) encore éclater de rire quand on a été déportée ? De quand date cette photo ? D’avant sûrement… Je cherche, ne trouve pas.
A-t-elle pu rire après ?
Oui, nous explique Valentine (permettez-moi pour une fois d’utiliser les prénoms, je le sens mieux comme cela), Charlotte a ri après et c’est ce qui l’a rendue à la vie, cette capacité, par l’écriture, de se sortir de l’enfer, de mettre par les mots, à distance, l’horreur, l’indicible, l’absurdité, la folie.
Reprenons.
Valentine, pour préparer son roman Kinderzimmer rencontre Marie-José Chombart de Lauwe, ancienne déportée du camp de Ravensbrück. Elle l’interroge, veut entendre son témoignage. Marie-José sourit : « Avez-vous lu Charlotte Delbo ? » demande-t-elle à Valentine. Non, Valentine ne connaît pas cet auteur et va la découvrir, explorant petit à petit des textes éblouissants, puissants, des textes qui disent la soif, la faim, le froid, des textes qui parlent des sensations du corps. « Elle place le corps au centre, non la pensée ; la sensation pure et non la conscience de l’Histoire. C’est une expérience partagée qui est en jeu » analyse Valentine. Charlotte Delbo dit comme elle vit. « C’est une plongée directe dans le froid, la boue, les rituels absurdes qui malmènent le corps… », « elle ne veut pas faire savoir, elle veut donner à voir. Donner à voir, à sentir, à toucher, non inventorier des événements mais les incarner. »
Pour elle, « il n’y a pas d’indicible », Charlotte sera celle par qui les autres sauront, entreront « à Auschwitz par la puissance de la langue » et Valentine sera celle par qui les autres connaîtront cette femme, elle sera le lien entre elle et nous, de femme à femme, tissant une espèce de fil incassable et infini qui nous liera à jamais.
J’ai découvert la langue de Charlotte Delbo, elle m’a touchée au coeur.
« … la vie m’a été rendue
et je suis là devant la vie
comme devant une robe
qu’on ne peut plus mettre. »
Pourquoi, se demande Valentine, alors pourquoi n’est-elle pas plus connue, plus lue ?
La réponse n’est-elle pas contenue dans la magnifique photo de la deuxième page, dans ce sourire éclatant plein d’une insolente vitalité, dans les paroles d’une femme qui dit avec assurance que oui, elle est sortie de là-bas et qu’elle se « promet d’éclatantes revanches » ? Une femme dont la vie même à travers chaque éclat de rire a réduit à néant l’entreprise nazie et qui comme « un serpent regarde sa mue, sa peau morte délaissée, et retourne à la vie… » ?
Oui, je lirai les textes de Charlotte Delbo, oui, j’en parlerai à ma famille, à mes amis, à mes enfants, à mes élèves, oui, nous étudierons ses textes et nous les apprendrons, oui, Valentine, nous serons les liens, indéfectibles, grâce à vous.
Vous pouvez compter sur nous.
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