Je viens de vivre une expérience étonnante : je vais tenter de vous la décrire mais ne suis pas sûre d’y arriver, un parce que j’en sors à peine, deux parce que finalement je ne comprends pas bien ce qui s’est passé. Bref, venons-en aux faits.
Je commence L’Anglais volant de Benoît Reiss dont j’avais lu avec beaucoup de plaisir le très beau roman: Une nuit de Nata.
Très vite, et sans savoir vraiment pourquoi, je pense à un autre roman, un de ceux que j’affectionne particulièrement, disons même le p’tit chouchou que je porte en moi depuis que je l’ai découvert : Un roi sans divertissement de Jean Giono.
Et, comment dire, sans que je le veuille consciemment, les deux romans se sont comme superposés, imbriqués, ils ont fusionné : j’ai projeté Un Roi dans ma lecture de L’Anglais. Au début, ça m’a énervée surtout que rien ne m’y autorisait vraiment. Mais je n’ai rien pu empêcher, ça s’est fait tout seul. Bref, je me suis mise à lire L’Anglais en pensant à Langlois – personnage principal d’Un roi (L’Anglais / Langlois : des mots bien proches…), les deux romans se sont nourris l’un de l’autre, mon Langlois est soudain devenu L’Anglais et je VOYAIS mon Langlois (oui, je dis « mon » car Langlois est un de mes personnages préférés de la littérature, mon amoureux secret, mon homme de papier) donc, je voyais mon Langlois s’envoler comme l’Anglais. C’est vrai que Giono dit, à la fin d’Un roi, que le cerveau de Langlois prend « les dimensions de l’univers » (je ne vous dis pas pourquoi car peut-être le lirez-vous un jour), mais, n’est-ce pas une façon de s’envoler ? Voilà comment l’Anglais devint Langlois et Langlois devint L’Anglais sans que je n’y puisse rien !
Est-ce que cette « confusion » m’a gênée ? Non, pas le moins du monde, bien au contraire, j’avais en main un texte qui reparlait de mon Langlois, la belle affaire ! J’en ai profité comme une gamine qui tombe par hasard sur un numéro de son magazine préféré qu’elle ne possédait pas! Et puis, j’irai plus loin : L’Anglais volant est un texte magnifique, l’écriture de Benoît Reiss, pleine de poésie, de lyrisme est sublime. Eh bien, le texte de Giono a comme décuplé la force, la beauté, la puissance du texte de Reiss ou alors, c’est moi qui ai amalgamé les deux… quelle cuisine ! Quand je vous dis que j’ai vécu là une expérience hors du commun, vous pouvez me croire…
Revenons au sujet, car finalement, je ne vous en ai pas encore parlé.
Commençons par Un roi si vous le voulez bien : dans son roman, Giono parle de l’ennui et du divertissement (d’où le titre emprunté à Pascal). Dans un petit village de montagne, chaque hiver, des gens disparaissent : c’est l’affolement. Les villageois sont terrorisés. Langlois, capitaine de gendarmerie, est dépêché sur place. Il loge au Café de la route tenu par Saucisse, une ancienne prostituée de Grenoble avec laquelle il discute longuement de la marche du monde. Langlois comprend très vite que ce dont ont besoin les villageois de Chichiliane, où l’hiver, il fait nuit à trois heures, c’est de divertissement, de quelque chose qui les détourne de leur ennui. Et il joue le jeu, traversant la rue principale en redingote boutonnée, gibus tromblon « d’une insolence rare », parlant çà et là à son beau cheval noir. Tous les yeux se tournent vers lui, béants d’admiration : Langlois offre aux villageois le divertissement dont ils ont besoin. Il comprend, par exemple, que le soir de la messe de minuit, il n’y aura pas de meurtres car les cierges, les ostensoirs, les candélabres sont là pour divertir l’âme.
Et mon Anglais là-dedans ? Mon Anglais finalement assume la même fonction que mon Langlois : il arrive dans le petit village de Fayolle – tiens, l’étymologie de Fayolle, n’est-ce pas fagus : « le hêtre » et Un roi ne commence-t-il pas par la description d’un hêtre magnifique, mais je ne peux vous en dire plus… – donc mon Anglais arrive au village avec tout un barda comme seuls les Anglais peuvent en trimbaler (et ce n’est pas une critique, j’adore les Anglais) : dans son immense sac à dos, il porte : d’innombrables chaussures et chaussettes (de toutes les couleurs, évidemment), un tapis avec plein de motifs (bien sûr), de nombreux ustensiles de cuisine, un duvet, des livres, des journaux, des crayons de couleur, un service à thé (normal) et même un théâtre de marionnettes… Que de divertissements en perspective…
Est-ce à ce moment-là que mon Anglais m’a fait penser à mon Langlois ? Peut-être, oui, c’est certainement là que j’ai compris qu’ils avaient tous deux la même fonction : divertir, divertir les habitants de Fayolle, divertir les époux Gossard qui tout à coup (dans L’Anglais volant, vous voyez, on ne sait même plus de quel livre je parle…), après avoir reçu chez eux l’Anglais, voient le monde différemment : « ils regrettent de ne pas avoir été plus attentifs, c’est comme s’il y avait eu chez eux, dans leur maison, entre leurs murs… une chose d’une grande valeur qu’ils n’auraient jamais dû laisser repartir. » Mon Anglais va leur donner à voir autre chose que leur quotidien, tiens, je repense aussi au fils Sandrin qui voit passer l’Anglais. Il lâche tout, le fils Sandrin qui bêchait le potager, pour suivre l’autre, l’Anglais, qui cavale tout droit vers le plateau et d’un bon pas. Sandrin a même du mal à le suivre et pourtant, il aime cavaler dans la nature, le fils Sandrin, il a passé son temps à ça quand il était enfant et soudain, je bascule dans Un Roi et je revois mon Langlois poursuivant Monsieur V. (j’en suis désolée mais pour le suspense, je ne peux vraiment pas vous dire qui est monsieur V. dans Un roi), réglant son pas sur le sien et clac, je repense à cette battue au loup organisée par Langlois pour que les hommes redécouvrent le divertissement suprême, celui de la poursuite, de la quête.
Et soudain, dans mon esprit, le fils Sandrin (de L’Anglais) est lui aussi à la battue au loup (d’Un roi), il a les joues rougies par le froid et le vent. Les personnages passent d’un livre à l’autre, Langlois observe Sandrin, Luc Martet (de L’Anglais) suit Langlois (Langlois fascine Luc Martet). Et cette scène magnifique où l’Anglais offre à Luc Martet le spectacle de la lumière, le spectacle du feu, d’une réalité supérieure, cette danse du feu ( me reviennent alors les cierges de la messe de minuit d’Un roi…). Si j’avais le temps et la place, je vous citerais les paroles magnifiques et de pur lyrisme de Luc Martet racontant sa nuit devant le feu.
A ce moment-là, tout se superpose, s’agrège, se fond. Tout se télescope, s’emboîte, s’ajuste, s’imbrique. Les deux livres ne font plus qu’un, les personnages se baladent de l’un à l’autre, impossible de les retenir, de les discipliner, ils s’amusent, vont chez l’un, chez l’autre, tout se mélange et j’ai bien conscience de vous proposer une chronique remarquablement incompréhensible…
Et puis, évidemment (je garde le meilleur pour la fin), il y a Saucisse (dans Un roi), la tenancière du Café de la route, qui écoute Langlois, qui aurait aimé être un peu plus jeune pour aller peut-être un peu plus loin avec lui, elle, l’ancienne prostituée de Grenoble.
Et puis, dans L’Anglais, il y a madame Blanc, la tenancière du café de la Place qui observe la nuque de l’Anglais, son dos, ses épaules, son profil. Bien sûr, madame Blanc me fait penser à Saucisse surtout quand il est dit qu’elle « a laissé l’Anglais à sa contemplation ». (Je repense à Langlois contemplant le sang sur la neige…)
Et soudain, je lis que madame Blanc « n’était pas de la région, elle était venue tard à Fayolle, femme mûre déjà avec ses années passées à la ville ; elle considérait le dos, les épaules, la nuque, le quart de profil et elle revoyait les chambres toutes identiques en ville, les innombrables nuits vécues par jour, la fenêtre qui donnait sur la pluie, la brume, les nuages contre les toits, la nuit sans fond, collée contre les vitres, les rideaux toujours tirés sur les jours clairs ; elle revoyait les bouches multipliées au-dessus d’elle et qui soufflaient leur haleine sur son visage, elle revoyait les ventres, les ceintures défaites, les pantalons qui tire-bouchonnaient en glissant sur les jambes et les mollets… »
De qui me parle-t-on ? De madame Blanc ou de Saucisse ? Madame Blanc, elle aussi une ancienne prostituée, m’avoue ce que Saucisse ne m’a jamais dit, prolonge ce personnage qui, dans Un roi, n’a jamais voulu parler de son passé sauf pour dire que les hommes, elle les connaît et les connaît bien.
Je ne sais plus qui est qui.
Ce que je sais en revanche, c’est que ma lecture de L’Anglais volant restera à jamais quelque chose d’unique et de très beau, une expérience étonnante de deux livres qui se sont contaminés , multipliant réciproquement leur force, leur beauté, la puissance de leurs personnages, s’enrichissant mutuellement, s’ouvrant l’un à l’autre, se déversant l’un dans l’autre au point de s’unir et de devenir un.
Un roi m’a donné les clefs de L’Anglais.
Et d’ailleurs, vous allez dire que je vais loin mais : et si l’Anglais était Langlois ? (Puisqu’on ne sait pas d’où vient l’Anglais.) Et si c’était Langlois réincarné, ayant quitté son livre et son village pour un autre livre et un autre village ?
On pourrait me dire que je n’ai pas pris les bonnes clefs. M’en fiche, j’ai ouvert quand même ! Qu’on le veuille ou non, L’Anglais viendra prendre sa place tout naturellement dans ma bibli et dans ma tête à côté de mon chouchou. Je ne sais pas si la nuit Saucisse quittera le Café de la route pour aller discuter au café de la Place avec madame Blanc, je ne sais pas si monsieur V. jouera au tarot avec le père Sandrin ou le gars Martet, je ne sais pas si Langlois et l’Anglais parleront de la marche du monde et du coeur des hommes, je ne sais pas si les époux Gossard rendront visite à Madame Tim (autre personnage fabuleux d’Un roi – quand je pense que l’Anglais offre à madame Blanc un billet mexicain, je me demande si c’est madame Tim (d’origine mexicaine) qui le lui a donné !) mais ce dont je suis sûre, c’est que Giono aurait beaucoup aimé lire L’Anglais volant, qu’il aurait été touché par ce personnage et sa façon de tout donner, de s’offrir aux autres et surtout, il aurait goûté avec beaucoup de plaisir les clins d’oeil tendres et pleins de poésie de Benoît Reiss.
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