Voici l’un de mes gros coups de cœur de cette rentrée. Vibrant d’une énergie percutante, le roman de Pierre Ducrozet mêle savamment réalité et fantastique imminent. Du Mexique à la Silicon Valley, d’une forme de tyrannie à une autre, cette histoire est construite à la manière d’un road trip autour de personnages fascinants, et illustre avec brio les dangers de l’utopie.
Alvaro est un jeune professeur d’informatique mexicain, coincé dans la province du Guerrero, « rongée par le narcotrafic et par la corruption, comme le pays tout entier ». En septembre 2014, il est pris dans la répression de la manifestation d’Iguala, lors de laquelle quarante-trois étudiants sont portés disparus, enlevés et assassinés par la police. Survivant, Alvaro devient un témoin gênant de cette nuit d’horreur. Alors il prend la fuite, traverse la frontière au péril de sa vie, et se retrouve à Los Angeles où un dénommé Parker Hayes, magnat mégalomane de la Silicon Valley, lui offre de l’argent en échange de sa participation à son projet de transhumanisme ; en clair, servir de cobaye lors d’essais cliniques visant à repousser la mort. Dans ce cadre, Alvaro rencontre une biologiste française dont l’éthique sera mise à l’épreuve.
Parallèlement à ce petit monde des géants du web, une communauté de hackers sans frontières se développe, libre et cosmopolite, qui travaille en sous-main à inventer de nouveaux codes, à recréer une société en dehors des radars numériques et de la surveillance des grands réseaux d’Internet. Anéanti par la violence et soumis à l’hubris des puissants, Alvaro devra se réapproprier son corps et faire advenir son moi en tant que sujet. C’est pour affirmer cette liberté que d’autres révoltés voyagent, se rencontrent et mettent leur plan en action. Roman de la fuite et de l’insurrection, du réveil des consciences et des sens, « L’invention des corps » est à la fois réaliste, moderne et effrayant, porté par une dynamique d’écriture et une force interne irrésistibles. Quand le fantastique immédiat se fond dans la réalité en un mouvement intense et haletant, c’est de la littérature de haut vol !
