Dans son nouveau roman, un pavé de plus de 800 pages, Geneviève Senger a choisi de retracer sur près d’un siècle la vie d’une famille d’industriels du textile en Alsace. Disons d’emblée que c’est une belle réussite et que l’on prend beaucoup de plaisir à suivre la dynastie Weber sur près d’un siècle dans l’une des régions de France qui aura sans doute connu le plus de bouleversements depuis 1870. C’est du reste à ce moment que commence le récit, à la veille du mariage de Louise Heim avec Lazare Weber. L’union de la fille d’un industriel du textile avec un ambitieux polytechnicien, n’est pas uniquement un mariage d’intérêt mais une sorte de mariage de substitution. Lazare était en effet amoureux de la sœur de Louise, Lucile. Cette dernière a choisi de fuir à la Nouvelle Orléans avec un Américain, négociant en coton, rompant par la même occasion ses fiançailles et ses liens avec sa famille. Pour ne pas perdre la face, les parents respectifs choisissent d’ « offrir » la sœur de Lucile à l’amoureux transi.
À prendre au pied de la lettre la définition du mot dynastie, « suite de personnes célèbres de la même famille exerçant les mêmes activités » on sent dès ce premier accroc à ce qui pourrait être l‘histoire officielle d’une réussite industrielle que les non-dits et les secrets de famille vont donner matière à de nombreux rebondissements et que dans ce récit les femmes vont jouer un rôle au moins aussi important que les capitaines d’industrie. Quand elles ne sont pas le trait d’union entre les deux mondes, à l’image de la quête du fil d’or qui va pousser Lazare à investir et à engager un ingénieur chimiste pour retrouver la chevelure flamboyante de la belle Lucile. Un fil d’or qui va servir en quelque sorte de fil rouge, si je puis dire. Et comme si les ambitions des uns et les amours des autres ne suffisaient pas à nous offrir un riche terreau romanesque, l’Histoire – celle avec un grand H – va s’en mêler.
En 1871 l’Allemagne annexe la région, amputée du Territoire de Belfort. Entre les partisans du nouveau régime et ceux qui entendent reconquérir la « province perdue », on ne va tarder à trouver de nouveaux motifs de conflit. Pour faire fructifier ses affaires sur la Terre de l’Empire allemand (Reichsland), il faut bien trouver une entente avec le régime. Toutefois, la différence entre compromis et compromission n’est pas toujours très évidente. Et que dire des déchirements qui résulteront du déclenchement de la Grande Guerre. Sur les hauteurs du Hartmannswillerkopf – l’une des crêtes ayant donné lieu à de très durs combats, Geneviève Senger imagine une scène extraordinaire, quand deux soldats de la famille se retrouvent nez à nez au sortir d’une tranchée. Jamais l’expression frères ennemis n’aura aussi bien porté son nom.
Quand l’Alsace réintègre la République française en 1919, il faut écrire une nouvelle page et littéralement tout reconstruire. Sans oublier les nouvelles aspirations du monde ouvrier avec lesquelles il va bien falloir se confronter et qui, là encore, opposeront au sein de la famille les tenants du progrès social et ceux qui préfèrent la ligne dure.
Parfaitement documenté, le récit peut là encore s’appuyer sur les mouvements politiques et sociaux qui ont marqué l’Alsace jusqu’à l’annexion par l’Allemagne nazie. Et nous voilà reparti pour une période troublée, durant laquelle il faudra à nouveau choisir son camp. Pour la dynastie Weber, dont les différentes branches familiales sont installées aux Etats-Unis, en Alsace et en Suisse ainsi qu’Allemagne, on imagine les déchirements et les cas de conscience que l’auteur nous fait partager avec beaucoup de finesse. Entre les ligne sont comprend aussi comment se forge le caractère des Alsaciens : leur histoire houleuse leur permet aujourd’hui encore de jouir de certains particularismes locaux.
La dernière partie du livre, toujours à l’image de la période décrite, marque un nouvel élan. On va vers les trente glorieuses et vers l’émancipation de la femme…
J’ajouterai un plaisir égoïste à cette lecture. Mon histoire familiale est également partagée entre la France et l’Allemagne et je suis aujourd’hui installée sur cette colline du Rebberg à Mulhouse où l’auteur a imaginé le berceau de sa dynastie. De ma fenêtre quand reviennent les beaux jours, je peux quasiment humer l’odeur des cosmos qui ont donné leur nom à la propriété des Weber. Aussi, je ne saurai que vous inviter à vous promener dans mon quartier !