Si le titre n’avait déjà été pris, ce roman aurait pu s’intituler « La délicatesse », tant la phrase de Patrick Lapeyre est ciselée avec l’élégance d’un orfèvre. Son thème de prédilection : la relation amoureuse qui ne va jamais de soi. Ce pourrait être banal, mais sous sa plume, c’est subtil et ondoyant, comme ce récit de séduction qui n’en finit pas de commencer : un petit bijou de sensibilité.
Homer et Sybil ont été trahis par leur conjoint respectif. La compagne du premier s’en est allée avec le mari de la seconde : deux fantômes sans lesquels Homer et Sybil ne se seraient jamais rencontrés ; d’ailleurs, les amants absents envahissent leurs échanges. Sensiblement, nos deux esseulés se fréquentent avec régularité, aimant la compagnie l’un de l’autre mais n’allant pas plus loin. Homer est échaudé, c’est un champion de la procrastination, et Sybil n’est pas entreprenante. Voici un homme et une femme libres, qui se plaisent, passent du temps ensemble, mais ne sautent pas le pas. Faut-il dire pour autant qu’« il ne se passe rien entre eux » ? Au contraire, ils pratiquent l’art de la conversation, ils savent aussi celui du silence. Des habitudes s’installent, faites de déjeuners, de balades en forêt, mais le plus souvent ils restent dans le jardin de Sybil, étendus côte à côte : Sybil lit, Homer l’observe à la dérobée. Lorsqu’il se met au piano, elle l’écoute. Leur relation s’étire, évolue dans la répétition. Parfois, on se frôle, on se prend la main comme si de rien n’était, alors que le cœur bat à cent à l’heure. Ces gestes maladroits, ces regards un peu appuyés laissent à penser que leurs sentiments vont se concrétiser, pourtant l’amour demeure suspendu à leurs hésitations. Alors ils préfèrent se lover dans le statu quo, et le lecteur, comme Homer, finit par se dire que c’est bien ainsi, qu’après tout la sexualité constitue un risque, celui de détruire à jamais ce commerce précieux et singulier.
En amour, la simplicité est un leurre. La preuve avec cette relation construite dans le miroir inversé d’une autre relation. Au fracas de la passion, nos deux amants courtois préfèrent la lenteur, la pause, la retenue. Le lecteur est partagé entre l’envie qu’il se passe quelque chose et celle que tout reste comme ça, simplement, les personnages de Patrick Lapeyre allant à rebours de l’époque, jamais béats, mais avec grâce et inquiétude.