L'administrateur provisoire
Alexandre Seurat

Editions du Rouergue
août 2016
181 p.  18,50 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Savoir…

« Loi du 22 juillet 1941 relative aux entreprises, biens et valeurs appartenant aux Juifs publiée au Journal officiel du 26 août 1941. Nous, Maréchal de France, chef de l’Etat français, Le conseil des ministres entendu, Décrétons: Art. 1. – En vue d’éliminer toute influence juive dans l’économie nationale, le Commissaire général aux questions juives peut nommer un administrateur provisoire à: 1. Toute entreprise industrielle, commerciale, immobilière ou artisa¬nale; 2. Tout immeuble, droit immobilier ou droit au bail quelconque ; 3. Tout bien meuble valeur mobilière ou droit mobilier quelconque, lorsque ceux à qui ils appartiennent, ou qui les dirigent, ou certains d’entre eux sont juifs. » Dès 1940, dans le but d’éliminer les Juifs de l’économie nationale, était nommé par un commissaire général aux questions juives un administrateur provisoire chargé d’exproprier les Juifs, de les exclure de différents corps de métiers. C’est la politique d’aryanisation économique : les biens sont vendus et « le produit de la vente bloqué sur un compte à la Caisse de dépôts et consignations. » Ainsi le capital juif est « sous contrôle ». L’administrateur provisoire doit cependant « verser des subsides à son administré au cas où cela s’avérerait absolument indispensable. » C’est lui qui décide : « Article 7 : L’administrateur provisoire doit gérer en bon père de famille. » Les malversations sont nombreuses, les administrateurs cherchant à faire du bénéfice, à voler, à spolier. Les familles se retrouvent à la rue, sans aucune ressource, puis souvent déportées. Je découvre éberluée les faits et gestes de ces gens. Il y a eu, paraît-il, environ dix mille administrateurs provisoires sous Vichy. Je n’en avais jamais entendu parler. Ce ne sont pas des êtres de fiction. Ils ont existé, il y a des documents, aux archives. Impensable. Ils agissaient au nom de la loi, devaient se sentir droits dans leurs bottes, accomplissant avec minutie, comme n’importe quel employé, leur petit travail quotidien, s’appliquant à bien tout noter sur leur petit carnet noir. Je reste muette de stupeur. Pas de mots. Revenons au livre… C’est l’histoire d’une famille : les arrière-grands-parents, les grands-parents, les parents, les oncles, les tantes et les enfants. Ils sont deux, deux garçons. L’un vient de mourir : suicide certainement… On ne sait pas. Il avait en lui un mal-être insurmontable, il était « hanté par la Shoah ». Il disait avoir une bombe en lui. Le narrateur, son frère, ne comprend pas bien. Il sent. Il sent que quelque chose ne tourne pas rond dans cette famille, que quelque chose n’a pas été digéré, ne passe pas. Comme un secret qui pèse, écrase et tue. Des chapes de silences hantent les conversations, les non-dits sont rois. On sous-entend, on suggère, à demi-mots. L’ambiance est étouffante. C’est Pierre, l’oncle, qui dira que son père, le grand-père du narrateur, était revenu d’un oflag, camp de prisonniers de guerre pour officiers, en décembre 1941. Il avait des appuis certainement. Des appuis ? Lesquels ? s’étonne le narrateur. Raoul H, l’arrière-grand-père, « un sale type » ajoute Pierre « qui a fait partie du Commissariat général aux questions juives. » Un semblant de clarté se fait soudain dans l’esprit du narrateur, il comprend et repense à son frère. A lui maintenant, pour ce frère qu’il aime, de sortir ce Raoul H de l’ombre, de savoir qui il était et ce qu’il a fait, précisément. Il mérite d’être jugé, il le sera dans le tribunal intérieur du narrateur qui lui fera son procès. Le garçon aura-t-il le courage d’aller jusqu’au bout de son enquête, de poser des questions à ceux qui renvoient tout ça au passé, à ceux qui disent « en quoi ça te concerne cette histoire ? » ou « à quoi bon ? », ou encore « C’est amusant que tu t’intéresses à ça », aura-t-il le courage de fouiller le passé, d’en exhumer le pire, l’insupportable, l’indicible ? Je n’ai pas posé une seule fois le livre d’Alexandre Seurat, je l’ai lu d’une traite, en retenant mon souffle, découvrant petit à petit, comme le narrateur, ce passé impossible, inimaginable, ce Raoul H, inventeur de l’altamètre, appareil de calcul permettant de mesurer la hauteur des arbres, homme terrible, pointilleux, inflexible, ne lâchant rien, quel que soit le domaine… « Une fois qu’il tenait quelque chose, il ne le lâchait pas » dira l’oncle Philippe. On imagine ce que cela donnera quand il deviendra l’administrateur. « C’est comme un corps à corps : c’est entre lui et moi. Je sens bien qu’il est là, quelque part, mais sans que je sache où, bien tranquille, silencieux, sûr de lui, certain que je n’ai pas les moyens de le rejoindre. » C’est un combat, une lutte, il y aura un vainqueur et un vaincu. Le frère est déjà mort. Il reste le narrateur… A travers cette écriture sobre, précise, essentielle et silencieuse, Alexandre Seurat nous propose un livre bouleversant, d’une force incroyable, soigneusement documenté, qui met à jour des pans plus ou moins connus de l’Histoire du XXe siècle que l’on découvre à travers le quotidien d’un homme banal comme il y en avait tant, nommé par un prénom et une initiale, espèce de petit bourreau anonyme. Placés sous la loupe grossissante de la vérité, éclairés par la lumière de la justice, ces hommes tirés de leur ombre tranquille sont enfin jugés pour ce qu’ils furent : des criminels. Poignant et nécessaire !

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J’avais adoré « La maladroite » paru il y a un an chez Rouergue – mon billet est ici -. J’étais impatiente de retrouver la plume d’Alexandre Seurat. Un décès celui du frère du narrateur – il était hanté par la Shoah – va dévoiler un secret de famille. Un lourd secret. Son arrière grand-père était administrateur de biens provisoire sous le régime de Vichy. Sa famille a banalisé les faits, c’était comme ça à l’époque … Une claque pour le narrateur, arrière-petit-fils de Raoul H. Il veut savoir qui il est vraiment. Avec l’aide de son oncle d’abord, puis d’un universitaire, il va avoir accès aux archives, celle de l’inventaire du Commissariat Général aux questions juives. Raoul H était Administrateur provisoire de biens et dépendait directement du Commissariat aux affaires juives, c’est toute l’organisation économique sous le régime de Vichy. Les entreprises juives sont répertoriées à l’automne 40, une affiche jaune mentionne qu’elles sont juives. Ensuite l’administrateur de biens prend possession du bien, en dresse un inventaire, cherche un repreneur – c’est ce que l’on nomme l’aryanisation économique – et revend l’affaire. « La liquidation des biens juifs ne fut pas une spoliation – comme le fut la liquidation des biens des congrégations religieuses au début du siècle -, elle fut une transmutation où les biens mobiliers ou immobiliers étaient convertis en espèces dont l’Etat français garantissait la propriété aux Juifs. » Il faut donc distinguer spoliation (le vol légal) du pillage – car à l’époque, spolier est un travail. (Article 7 – L’administrateur provisoire doit gérer en bon père de famille.) A l’époque c’était comme ça. C’est horrible car en prenant le contrôle et en revendant les biens les familles étaient sans ressources, puis ce fut le Vel d’Hiv, la déportation et l’envoi dans les camps sans retour le plus souvent. Le narrateur ressent le poids de la culpabilité de ses ancêtres, et rend aussi hommage aux victimes à travers deux cas précis. Le sujet est fort, très bien documenté. Alexandre Seurat semble avoir trouvé son style dans le docu-fiction. Son écriture est très belle, allant à l’essentiel : un livre indispensable qui lui permet de revisiter le passé.
Ma note : 7/10 Les jolies phrases Il faudrait refuser de dire d’accord, il faudrait chaque fois dire non, ça ne peut pas être comme d’habitude. Il faut donc distinguer la spoliation (le vol légal) du pillage – car à l’époque, spolier est un travail; (art 7) L’administrateur provisoire doit gérer en bon père de famille. Au fond, la Caisse des dépôts et consignations était devenue, après la guerre, comme un immense cimetière. Il y a sûrement quelque part dans son corps -mais où ? – un endroit où fouiller pour trouver cette parole arrêtée, mais je n’arrive jamais à remonter tout à fait assez haut, tout à fait assez loin dans le corps de mon père pour qu’on parle, ce qui s’appelle parler. Je voudrais pousser devant moi des mots qui diraient plus que je n’ai jamais dit, des mots qui seraient capables de nous soulever tous, je ne les trouve pas.

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