J’avais lu, il y a quelques années, l’Epingle du jeu, republié par Gallimard dans la collection « L’imaginaire » et des nouvelles que Finitudes (éditeur bordelais) avait éditées, sous le titre de Pour passer le temps (2002) et Jours de chaleur (2003). Avec la certitude d’avoir rencontré là un des écrivains majeurs du siècle dernier. Et pourtant Forton (1930/1982) a bien failli sombrer dans l’oubli. Il a fallu le travail excellent fait par Le Festin (Jean Forton, un écrivain dans la ville, 2000) pour le remettre dans la lumière où il baigna pendant quelques temps, publié chez Gallimard, et sur la liste du Goncourt.
Ce sentiment est renforcé par Le grand mal (éditions Le Festin, collection L’éveilleur). Quel livre ! On n’en sort pas indemne tant la vision traditionnelle de l’adolescence s’y trouve bousculée par le regard impitoyable de Forton. Nous sommes plongés dans la vie de deux gamins, Ledru et Frieman ; ils ont entre 12 et 13 ans. Ils se détestent et se tapent dessus, ils deviennent amis, ils s’ennuient aussi bien l’un que l’autre au collège et n’aiment rien tant que chahuter leurs professeurs, surtout les plus vulnérables (il y a une galerie de portraits assez monstrueux). Frieman est plus précoce que Ledru, il a une » poule », prénommée Georgette – ce qui suscite l’admiration et l’envie de Ledru qui n’a rien de plus pressé que de la lui choper ; passée la première excitation , il se lasse assez vite, « cette bouche à suçoter deux longues heures »…
Les parents ne valent guère mieux, un M. Ledru pontifiant et médiocre, un M.Frieman qui bat son fils comme plâtre ( il est vrai que celui-ci se sert dans la caisse du bistrot que tient M. Frieman). La satire du monde des adultes et de son hypocrisie est sans concession ; la peinture de Bordeaux, d’une noirceur à faire peur.
Surviennent Stephane et sa petite soeur Nathalie, dont Ledru et Frieman tombent éperdument amoureux. Rien ne semble arrêter l’imagination débridée et perverse de Stéphane qui fascine son petit groupe. Son audace, cependant, ne débouche que sur une destruction des objets et des êtres. Et ses rêves de départ auxquels les autres s’associent volontiers s’échouent sur une voie de garage.
Il y a pire cependant : le Mal absolu que représente la disparition inexpliquée de petites filles à la sortie de leur école. Mal devant lequel tous sont impuissants, à la fois désolés, révoltés et vaguement fascinés.
Seul personnage lumineux de ce livre, Gustave. Il est à la fois l’ami des enfants et leur jouet. Du drame qui l’a mené à cette existence misérable où il survit à peine grâce au talent qu’il a pour dessiner les portraits des passants, on ne saura rien. Mais comme tous les coeurs purs, il est une victime désignée et résignée.
La composition du livre, son écriture précise et cruelle, son sens de la complexité des êtres – les enfants ont parfois les naïvetés de leur âge ; les adultes n’ont pas toutes les roueries du leur – font de l’oeuvre de Forton quelque chose de très à part et qu’il faut absolument découvrir. Pour réparer une injustice et rencontrer un grand auteur.