Voici la rencontre entre une auteure franco-indienne contemporaine et un éditeur juif russe de la première moitié du 20esiècle. Entre Shumona Sinha et Lev Moisevitch Kliatchko, il y a Tania, le personnage principal du roman. Tania naît à Calcutta, un prénom en hommage aux romans russes que son père bouquiniste vend à une population estudiantine politisée, thuriféraire de l’URSS influente sur le pouvoir communiste indien. Entre une mère mal-aimante et un père veule, Tania trouve refuge dans la littérature russe dont elle dévore les classiques, se rêvant en héroïne tolstoïenne dans la toundra enneigée, et s’entraînant à écrire son prénom en cyrillique. Adolescente, alors que ses parents brûlent son journal intime, elle fréquente les militants étudiants marxistes. Mais sa silhouette androgyne, son esprit critique et ses lectures dites bourgeoises la condamnent à la quarantaine. Plus surveillée que jamais, Tania doit son salut à l’Institut de langue et culture russes de Calcutta : « la langue étrangère lui devient un moyen d’escapade, une évasion […]. D’abord refuser le lait de la mère, puis sa langue. Devenir une Autre ». Sa vie d’étudiante prend un nouveau tournant, elle se défait de sa langue natale et découvre les passeurs de textes, le traducteur bengali Nani Bhowmik et l’ancienne maison d’édition russe Raduga, fondée par un journaliste du nom de Kliatchko, censuré, banni par le régime et mort dans la misère en 1933. Tania se passionne pour son destin et finit par trouver l’adresse de sa fille à Saint-Pétersbourg, à qui elle écrit une longue lettre. Le roman entremêle ainsi les destins de Tania, la jeune bengalie à l’âme slave persécutée par sa famille, et d’Adel, la descendante octogénaire de l’éditeur russe, qui vécut les oppressions de l’Etat soviétique et dévoile l’envers du décor propagandiste : la censure, les purges, le bannissement des poètes, les pénuries, le travail forcé. Alors que Tania idéalise ce pays cité en exemple au Bengale-Occidental, « durant toutes ces années où elle s’était sauvée par la lecture, les vérités et les mensonges s’étaient cruellement entremêlés pour tisser la matrice intrinsèque de l’humanité ». Ce roman est une ode à la littérature comme échappatoire, à l’écriture comme liberté de pensée, et à l’idiome comme réinvention de soi.