Lorsqu’il a intitulé Drames brefs un ensemble de ses courtes pièces, Philippe Minyana ne savait peut-être pas que l’expression avait déjà été utilisée par Colette dans L’Envers du music-hall : » J’espère la fin de ces drames brefs « , y écrit-elle dans un chapitre intitulé Malaise, où elle décrit le numéro risqué d’un acrobate contorsionniste.
» Drames brefs » : l’expression pourrait convenir pour rendre compte du contenu de ce livre, à condition de rendre au mot drame son sens étymologique d’action. Tout est ici action, en effet : action saisie sur le vif, même lorsqu’il s’agit de conversations, où la fonction impressive du langage passe au premier plan.
Lorsqu’elle écrit L’Envers du Music-hall, au cours de l’année 1912, Colette se partage entre son activité d’artiste de music-hall (elle se produit, depuis 1906, dans des numéros de mime réglés par son initiateur dans cet art, Georges Wague) et son travail de journaliste pour Le Matin, le journal dirigé par Henri de Jouvenel, qu’elle épouse en secondes noces, en 1912.
L’Envers du music-hall est donc nourri de ses souvenirs des années 1906/1912, au cours desquels elle a fréquenté au quotidien l’univers du music-hall et du café-concert.
Un siècle nous sépare de cet univers, antérieur à la guerre de 1914. En ce début du XXe siècle, les Français prisaient fort les spectacles du music-hall et du café-concert, qui se donnaient un peu partout en France dans de très nombreuses salles. De nombreux artistes, danseurs, acrobates, chanteurs, mimes, comédiens, ou simples figurants, sans oublier les animaux savants, s’y produisaient et en retiraient un gagne-pain plus ou moins aléatoire.
C’est l’existence quotidienne de ces théâtreux que ce livre nous restitue avec une vérité, une force, une justesse saisissante. L’art de Colette a ceci de magique qu’il nous fait absolument oublier le temps et que ses évocations ont la fraîcheur de textes qui pourraient avoir été écrits hier.
Cela tient d’abord aux dons de reporter de Colette. Elle ne se départit pas, dans ce livre, de la position de témoin, qui regarde et qui écoute, avec une remarquable attention . Ses qualités d’observatrice font alors merveille et l’on admire en permanence la précision concrète, qui fait voir et vivre au présent les personnages qu’elle met en scène.
Mais si elle est un témoin, elle n’est pas un témoin extérieur. Il n’y a pas entre elle et le monde qu’elle décrit la distance qu’observaient les écrivains naturalistes . Elle fait partie de la troupe. Elle a lié avec les uns et les autres des relations de sympathie et d’amitié. Elle partage les difficultés et les plaisirs de leur quotidien. Aussi porte-t-elle sur eux tous un regard de compréhension chaleureuse, lucide et généreuse à la fois, mais ce qu’elle dit d’eux est heureusement débarrassé de tout pathos et de toute effusion sentimentale abusive.
Il y aurait pourtant de quoi , car ce n’est pas d’artistes célèbres et matériellement à l’abri du besoin, comme ses amies et partenaires Polaire ou Musidora, qu’elle nous parle ici, mais de ces gagne petit , de ces laissés-pour-compte ( pour reprendre des titres de chapitres), qui forment le gros des troupes d’alors, pauvres gens aux conditions de vie précaires, souvent juste sur le bord de la misère la plus noire, et ce n’est pas un hasard si l’un des leitmotiv du livre est celui de la nourriture et de la faim. Misère qu’on cache tant bien que mal sous les fards, les robes et les maillots de scène maintes fois reprisés.
Cet univers est majoritairement un univers de femmes, danseuses, figurantes en costumes, chanteuses, mais aussi maquilleuses, habilleuses, accompagnatrices, caissières : sur les mille formes de leur labeur quotidien, sur leurs ambitions, leurs jalousies, leurs amours, leurs grossesses, leurs enfants, leur abnégation, l’écrivain porte un regard vivifié par l’empathie.
C’est bien l’envers de la belle époque que nous révèle ici Colette, une époque où vivre, pour beaucoup, c’était seulement tenter de survivre. Pourtant, ce milieu où l’on est content de sa journée si l’on a réussi à manger à sa faim ou à gagner de quoi payer le médecin, l’écrivain ne le peint pas comme un univers d’âpreté et de brutalité. Il se trouvait qu’elle même se trouvait à l’abri de l’extrême misère qu’affrontaient beaucoup de celles et de ceux qu’elle a côtoyés alors. A-t-elle choisi plus ou moins consciemment d’écarter les aspects trop rebutants ? Je ne crois pas. Sa peinture suggère, me semble-t-il, que la dureté de la lutte pour la vie était quelque peu atténuée dans ce milieu, d’abord parce que c’était largement un monde de femmes, et aussi parce qu’entre tous ces gens de spectacle régnait une certaine fraternité spontanée, plus réelle et plus efficiente que dans d’autres groupes sociaux . Sans doute aussi parce qu’il s’agissait, pour la plupart, de gens très jeunes ou encore jeunes, dont elle montre, d’une façon d’autant plus touchante qu’elle est sobrement vraie, le courage, la bonne humeur, la dignité.
Cela donne un très grand livre, un de ces livres qu’on n’oublie pas, quand tant de témoignages sur cette époque lointaine (si lointaine que cela ?) sont aujourd’hui complètement oubliés. Si la qualité première d’un écrivain est son humanité, alors Colette est à coup sûr un très grand écrivain.
Un très grand écrivain, à ses heures. Lu dans la foulée Le Pur et l’impur (1941) . Complaisant, exhibitionniste, insignifiant. L’amour dans les beaux quartiers. Du sous-Morand . L’auteur considérait, paraît-il, que c’était ce qu’elle avait écrit de meilleur. Un écrivain n’est sans doute pas le mieux placé pour juger de la qualité relative de ses oeuvres. Il devrait laisser ce soin à ses lecteurs.