C’est un peu par hasard que j’ai acheté, l’autre jour, Les cloches de Bâle d’Aragon. Ou bien ai-je été une fois encore attiré par cette étonnante photo de Nancy Cunard par Man Ray qui est en couverture de l’édition Folio. – la femme aux bracelets qui lui enserrent les bras comme ceux des femmes girafes leur enserrent le cou – Manquait à ma culture d’avoir lu ce cycle romanesque intitulé « le monde réel », composé des cloches de Bâle, donc, des Beaux quartiers, des Voyageurs de l’impériale et d’Aurélien (lu celui-ci, mais il y a si longtemps que ne m’en reste que le souvenir de l’avoir aimé).
C’est le premier roman écrit par Aragon et ce n’était pas fait pour plaire à ses amis surréalistes qui méprisaient ce genre littéraire. Il s’y révèle d’emblée aussi grand romancier qu’il est grand poète. Même si on peut trouver un peu hachée la construction du livre qui rompt avec la linéarité du roman traditionnel. Il commence par une satire cruelle du monde des adultes vu par les yeux d’un gamin, Guy, fils de Diane, une demi-mondaine qui exerce son pouvoir de séduction dans un milieu interlope où se mêlent chevaliers d’industrie, hommes politiques, aristocrates décavés, financiers de haut ou de petit vol. C’est un exercice de virtuosité assez amusant mais qui tiendrait presque du pastiche du roman de genre.
La deuxième partie est centrée sur le personnage de Catherine Simonidzé, magnifique portrait d’une jeune femme engagée dans un périlleuse émancipation vis à vis des poncifs dominants sur la place de la femme dans la société. Elle s’y essaie en multipliant les expériences sexuelles, mais la dimension politique de cette quête ne lui apparaît que lorsqu’elle se trouve mêlée, malgré elle, à la tragédie de Cluses, où les ouvriers horlogers en grève sont tirés comme des lapins par le propriétaire de l’usine et ses fils. Catherine sort du rêve éveillé qu’elle venait de vivre avec son amant, Jean Thiébault, quand celui-ci, en bon militaire, se range du côté du parti de l’ordre. C’est là un des sommets du livre.
Elle va chercher un appui du côté des groupes anarchistes, mais l’apologie du geste individuel et de sa violence sans concession est encore romantique – elle ignore les manipulations dont la police au service du pouvoir est capable -, elle ne débouche pas sur le monde réel, celui du prolétariat incarné par Victor qui se bat au cours de la grève des taxis parisiens. Même si Catherine tente de le rejoindre, elle échoue parce qu’elle n’a pas rompu les attaches qui la relient à sa classe sociale.
Les prodromes de la guerre dans laquelle le monde va sombrer commencent d’apparaître et la dernière partie du livre esquisse le portrait de « la femme des temps modernes » sous les traits de Clara Zedkin qui prend la parole au congrès de Bâle, en 1912.
Ce n’est pas seulement la virtuosité d’Aragon qui me retient. Mais la constance qui fut la sienne à utiliser la forme romanesque. Il s’en justifie dans la préface : « A chaque génération, il y a des esprits qui se spécialisent dans le ‘désespoir du roman’, si j’ose dire. » On pourrait donner des noms ! « (…) Prétendre que c’en est fini ou que cela va en finir du roman, c’est vouloir considérer la réalité humaine comme fixée, immuable (…) L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. (…) On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur et que le mensonge romanesque est le seul moyen de tourner l’épouvante des ignorantins dans le domaine propre au romancier. » Les détracteurs du roman en veulent à la puissance de dévoilement de l’imagination romanesque. Il se peut qu’ils l’emportent, momentanément, mais la force d’Aragon est de montrer que tel Phénix renaissant de ses cendres le roman finirait par réapparaître – il y a tant d’occasions de céder au désespoir qu’une telle affirmation redonne confiance.