Remarque liminaire : cette chronique et celle de « La pension de la via Saffi » sont particulièrement marquées par la discussion que j’ai pu avoir avec l’auteur ; discussion qui n’a en rien modifié mon avis sur l’œuvre qu’il est en train d’établir mais qui l’a indéniablement enrichi.
Soneri vit ici sa troisième enquête, à son corps défendant. En effet, il est de retour dans sa région natale des Appenins, en vacances, pour se balader dans les sentiers montagneux de son enfance à la recherche de champignons. Mais il n’y a pas que les bolets ou les ceps qui se font discrets : il en va de même pour les Rodolfi père et fils. Palmiro et Paride Rodolfi ont disparu. Outre qu’une famille semble décimée, il se trouve que cette famille a main mise sur le village : ils dirigent l’entreprise locale qui donne du travail et fait vivre tout le village, ils font et défont la vie locale et notamment le maire du village.
Soneri est comme les montagnes dans lesquelles se niche son village natal : adret et ubac, il est tout à la fois un enfant du village et devenu un étranger en le quittant pour rejoindre la grande ville, Parme. Ce statut si particulier qui lui fait avoir à la fois un pied dans la boue locale et un pied en dehors est celui qui l’autorise à s’intéresser à ces disparitions et qui lui permet de prendre un peu de distance avec les habitants du village, dont certain sont plus ou moins de sa famille, plus ou moins des amis d’enfance.
Si les Rodolfi font et défont la vie du village, le village en retour les a soutenus dans les moments difficiles. Le village leur doit autan que ce que les Rodolfi doivent aux habitants à travers des emprunts qu’ils se retrouvent dans l’incapacité de rembourser. Ajoutez à cela des rancunes datant de la Seconde Guerre Mondiale et le passé fasciste de certains ou de maquisards d’autres. Ajoutez, au milieu de tout cela, la figure paternelle de Soneri qui resurgit d’outre-tombe pour tourmenter le commissaire et lui forcer encore un peu la main pour qu’il se mêle de ce qui aurait pu ne pas le regarder mais devient aussi une affaire personnelle.
Les deux seules figures qui ne semblent pas décevoir Soneri dans toute cette affaire sont finalement celle de son père, mort et donc silencieux mais omniprésent, et celle du Maquisard, figure mythique et énigmatique du village qui vit en retrait de celui-ci, en solitaire ou presque, avec uniquement sa femme et sa fille. Soneri poursuit le Maquisard comme il poursuit les fantômes de son passé, jusqu’à presque confondre les deux.
Le reste du village, dupé par les Rodolfi, ne vaut pas mieux que leurs débiteurs. Aucun ne trouve grâce aux yeux de Soneri. Les regrets semblent recouvrir le village autant que la brume, les aigreurs et les rancoeurs, créant ainsi une ambiance délétère entre les protagonistes.
Et puis, ce roman a beau se dérouler dans les montagnes, au grand air, il n’en fonctionne pas moins comme un huis clos. A telle enseigne que rares sont ceux, en dehors de Soneri, qui ont cherché à quitter le village. L’hôte de Soneri, Sante l’avoue lui-même et pas qu’à demi-mot : « A un certain âge, avait proféré Sante d’un ton sentencieux, on aime revenir là d’où on est parti, si dans sa jeunesse on a parcouru le monde. » et Valerio Varesi d’ajouter tout aussi sentencieusement « Et pour Sante, la ville était déjà le monde ». La sensation d’isolement voire d’enfermement n’est pas un vain mot.
Le Maquisard, sans être ou honnête ou malhonnête, gentil ou méchant, est simplement le seul qui reste droit dans ses bottes, fidèle à ce qu’il a toujours été et aux anciennes amitiés. Il fait ainsi le pendant avec Soneri, le seul dans lequel en retour il trouve quelqu’un digne de recevoir son témoignage.
Soneri se retrouve dans la position difficile de celui qui a tant aimé, ou qui aime un souvenir, et qui se retrouve déçu. Cette déception, c’est la voie d’Angela qui la porte. Valerio Varesi a réservé un rôle très particulier à Angela. Sans remettre en cause son existence physique dans le récit de Valerio Varesi, la voie d’Angela résonne et fonctionne comme l’expression extérieure de la voie intérieure de Soneri. C’est elle qu’il appelle chaque jour ou presque à des moments où il est seul ou avec qui il va dîner en tête-à-tête comme si Angela n’était que la représentation personnifiée de ses interrogations. Elle le pique, elle le titille, elle l’aide et le fait avancer. C’est elle qui lui assène « […] c’est l’idée que tu avais de ce lieu qui vole en éclat. C’est ça qui te fait mal. ». Elle met le doigt là où ça fait le plus mal pour Soneri, qui lui balance les vérités qui blessent mais dont la prise de conscience est indispensable.
Et puis ce qui marque dans ce troisième volet des enquêtes de Soneri, plus que dans les autres même si c’est déjà très présent dans les précédents ouvrages, c’est le travail impressionnant de l’auteur pour structurer et équilibrer son texte entre les passages descriptifs et les dialogues. Là où les premiers apportent régulièrement de nouveaux éléments à l’histoire, les seconds sont là pour les mettre justement en lumière ou en musique, pour leur donner un sens. De l’aveu même de l’auteur, les dialogues sont d’ailleurs les parties les plus travaillées pour rechercher, dans l’écriture, une sorte d’épure indispensable pour dire ou laisser sous-entendre beaucoup de choses en peu de mots.
On retrouve donc ici tout ce qui fait des romans de Valerio Varesi à chaque fois des pépites : une enquête tranquillement mais rondement menée, un arrière-plan politico-social discret au démarrage et qui prend ensuite toute son amplitude, un commissaire Soneri toujours aussi introspectif, un style aussi percutant que précis et qui porte l’atmosphère brumeuse des récits de Valerio Varesi. Bref, vous devriez déjà avoir laissé ce billet et vous être rué chez votre libraire !