Les Yeux bordés de reconnaissance
Myriam Anissimov

Le Seuil
cadre rouge
mars 2017
240 p.  19 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
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Le livre du désespoir et de l’oubli

Tout a commencé lorsqu’elle avait 9 ans: rescapé de la Shoah, son père lui raconte l’histoire de la famille, tous tués par les Allemands, et il lui fait promettre de ne pas oublier.« Depuis, le poison est entré dans mon sang », écrit Myriam Anissimov, qui a obéi à l’injonction paternelle. Bien qu’étant née après la guerre, elle s’affirme « obsédée par la tragédie, le trou noir ». Le film « Le fils de Saul » se révèle un catalyseur : après l’avoir vu, l’auteure commence à écrire ce livre à la fois terrible et beau sur trois personnages : Romain Gary, un chef d’orchestre roumain nommé Sergiu Celibidade, et un inconnu nommé Samuel Frocht , son oncle, disparu à 17 ans en 1940 et dont jusque là il n’existait aucune trace . Le point commun entre ces hommes de sa vie ? Ils ont tous été confrontés à la Shoah et sont entrés dans son coeur pour ne plus en sortir.

Portrait de Romain Gary

Gary, on le sait depuis sa magnifique biographie, « Romain Gary, le caméléon» (Denoël ), fut plus qu’une aventure : dans l’appartement de la rue du Bac, l’ écrivain vieillissant et mélancolique qui veut encore séduire sa proie se confie et raconte l’histoire de son demi- frère , Jozef, mort de maladie puis de la seconde famille de son père, brûlée vive par les SS. Gary se souvient, pleure, et « les ombres de la nuit envahissent son salon ». Bientôt il en finira avec la vie. Saisissant portrait de l’homme célèbre pris dans le piège de la solitude et revenu de tout. La jeune Myriam n’a rien pu empêcher et s’en veut.

Comment lutter contre le passé ?

Mais qui aurait pu lutter contre ces souvenirs funestes ? « Je ne suis pas une juive moderne, je suis une ancienne juive polonaise qui ne saurait se déposséder de son passé, » explique- t -elle , elle qui débute dans la vie en vendant, horrible ironie, des ballots de vêtements dont elle apprendra plus tard qu’ils proviennent des camps polonais .

Avec Sergiu Celibidache, on entre de plain pied dans la musique de la guerre, de Malher à Wagner, des concerts dans l’Allemagne nazie à Terensienstadt, le camp dont le Führer voulait faire une ville modèle pour tromper le monde occidental. De la Shoah par balles en Moldavie au ghetto de Lodz, des rues de Berlin après la nuit de Cristal, du camp de Saint Cyprien en France à l’anéantissement des juifs de Hongrie, Anissimov n’oublie rien de l’horreur et fait montre d’historienne.

Arracher les siens à l’oubli

Mais c’est quand elle raconte son enquête sur la trace de son jeune oncle, parti dans les brumes avec pour seule arme son violon qu’elle se montre bouleversante. Comme elle l’écrit avec un brin de provocation , « un juif qui a de la patience finit toujours par apprendre où sa famille a été exterminée ». Pour elle, ce sera la piste de l’Espagne, puis le transfert vers l’Allemagne et enfin Sobibor. Livre de désespoir et d ‘effroi, portrait croisé de trois destins contrastés, «Les yeux bordés de reconnaissance» est un récit important sur ce passé qui ne passe pas où l’auteur nous emmène jusqu’à la fin de son oncle, aux portes de la chambre à gaz de Sobibor, aussi loin qu’elle le peut. Pour arracher enfin un des siens à l’oubli et à une mort anonyme. Poignant.

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L’IMPOSSIBLE OUBLI

La frivolité et la superficialité sont-elles des attitudes adéquates, vraiment dignes lorsque l’on est parente de victimes de la Shoah, et que l’on a pour projet d’écrire ? Myriam Anissimov se trouve dans ce cas. Elle tente dans un très beau récit de formuler une réponse à cette question qui marque notre époque de son empreinte depuis 1945.
Le récit se compose de trois parties, d’intérêt inégal, mais illustrant ce mécanisme déclencheur de la volonté de savoir, et d’appropriation d’un événement. Au départ, c’est la vision du film Le Fils de Saul, évoquant l’extermination de quatre cent mille Juifs hongrois à Auschwitz-Birkenau et le rôle de Saul Ausländer qui décide de donner une sépulture à un adolescent déjà mort. Dès lors, c’est la recherche qui est de rigueur, le positionnement vis-à-vis de l’Histoire, de la Shoah, de la place que cette dernière va inévitablement tenir dans la mémoire personnelle de Myriam Anissimov. La première partie, consacrée à la relation qu’entretient Myriam Anissimov avec Romain Gary, est source de révélations très personnelles de la part de l’écrivain .Il avoue ainsi à Myriam ne s’être jamais remis d’un amour de jeunesse, Ilona, jeune femme qu’il avait revue, à ceci près que cette dernière ne l’avait pas reconnu. Autre découverte de la part de Myriam : la présence d’un revolver au domicile de Romain Gary, l’arme avec laquelle il se suicidera quelque temps plus tard. Dans leurs échanges, le thème de la Shoah est abordé ; l’écrivain lui suggère de mettre « ça » de côté. Pourtant, Myriam Anissimov parvient à convaincre le lecteur que l’amour d’Ilona est peut-être à l’origine de ce geste, mais que le souvenir de la famille de Romain Gary, entièrement décimée, peut y être aussi pour beaucoup…
Dans la seconde partie, peu significative pour le récit, on retiendra que la rencontre avec le maestro Sergui Celibidache a marqué bien sûr la narratrice par le fait que ce célèbre chef d’orchestre, contrairement à Karajan ou Furtwängler, n’a manifesté aucune complaisance à l’hitlérisme et à ses affidés.

C’est la troisième partie qui est la plus émouvante : après avoir conduit des démarches auprès d’un organisme allemand, Myriam Anissimov acquiert la certitude que son oncle Samuel Frocht a été gazé à Sobibor en mai 1942 .Déjà, un entretien avec son propre père avait situé son impératif futur : « Papa me demande en yiddish si je comprends ce qu’il vient de me raconter. J’aperçois furtivement des tas de cadavres. Je sens les pulsations de mon cœur dans ma poitrine, je comprends que, désormais, je fais partie de tout ça, DE TOUT CA ! »

Ce récit n’est pas un livre de plus sur le poids de l’histoire, sur sa nature. C’est un témoignage plein d’émotion et de générosité, qui nous rappelle la proximité du Mal, son omniprésence, son voisinage. La dernière phrase du récit est éloquente à cet égard : « Je me suis approchée de la vérité. Je suis pleine de reconnaissance. Le poison est entré dans mon sang. »

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