L'île aux troncs
Michel Jullien

Editions Verdier
août 2018
123 p.  14 €
ebook avec DRM 9,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Exilés de la paix

Michel Jullien nous émerveille à chaque roman, changeant de registre avec une aisance et un génie de la langue stupéfiants. Cette fois, il nous raconte l’histoire d’une île oubliée au nord-ouest de la Russie, l’île de Valaam, coupée du continent les deux tiers de l’année par les eaux gelées du lac Ladoga. En 1949 y sont envoyés plusieurs dizaines de vétérans russes de la Seconde Guerre mondiale, des hommes-troncs décorés, mais des poids morts pour la société.

Piotr et Kotik sont deux de ces vétérans infirmes, le premier cul-de-jatte, l’autre unijambiste et manchot. Blessés en 1942, ils se sont connus dans un hôpital de Moscou, unis par une même adoration pour Natalia Mekline, l’aviatrice héroïque de bombardiers légers. Sur le pavé, ils se retrouvent à mendier de concert en exhibant croix de guerre et corps mutilés ; mais la concurrence est rude, puis vient le temps où l’on détourne le regard de ces éclopés qui sapent le moral des villes en reconstruction. Piotr et Kotik, comme tant d’autres, voient leur statut de héros de guerre rétrograder à l’état de parasites que les autorités décident d’expédier sur l’île lointaine de Valaam, où ils forment une communauté d’« amputés de la paix », buvant, fumant, geignant, ressassant dans le froid et l’ennui : journées nostalgiques et nuits cauchemardesques. Mais nos deux compagnons d’infortune ne se résignent pas et rêvent de se faire la belle, histoire de regagner le territoire et quelques galons…

Ce roman aux accents beckettiens fait des deux antihéros les personnages d’un théâtre de l’absurde, prisonniers de leur île et projetant un départ impossible. L’écriture poétique et visuelle de l’auteur se fait ici breughélienne, prosaïque et exubérante, où le grotesque des corps côtoie le tragique de la situation de ces exilés, condamnés à errer sans but sur cette île oubliée du monde, comme de vieilles mécaniques cassées qui tournent à vide et sans fin.

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