L'incertitude de l'aube
Sophie Van der Linden

Buchet Chastel
août 2014
149 p.  13 €
ebook avec DRM 8,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Rêver, la seule issue

Le 3 septembre 2004, la prise d’otages de l’école de Beslan en Ossétie du Nord (fédération de Russie) fait 344 victimes, dont 186 enfants. Pendant trois jours, hommes, femmes et enfants sont parqués dans un gymnase, retenus de force par des terroristes séparatistes tchétchènes, sans eau ni nourriture. C’est précisément sur cet événement que Sophie Van der Linden, spécialiste de la littérature pour la jeunesse, a choisi de se pencher. C’est à travers les yeux de la petite Anushka, à travers ses souvenirs, ses rêves, ses chants et ses poèmes, qu’elle parvient à exprimer l’inexprimable.

Paradoxalement, ce 1er septembre est source de joie pour la fillette : c’est la fête de la rentrée. Elle a hâte de retrouver les bancs de bois et surtout sa meilleure amie, Miléna. Sur le chemin qui les mène à l’école, les fillettes courent, sautillent, s’envolent, presque. Loin derrière elles, le grand-père marche péniblement. Mais à peine entrée dans la cour, Anushka est séparée de lui, et conduite dans un gymnase avec les autres. Cette entrée en matière signe le début du cauchemar. Pendant trois jours, Anushka va vivre l’enfer. Trois jours dans l’atmosphère fétide et mortifère d’un huis-clos, trois jours à avoir chaud, faim, soif, envie d’aller aux toilettes. Trois jours serrés, comprimés, les uns sur les autres. Trois jours d’atroce attente. Trois jours à rêver d’un ailleurs, d’un partout, hormis là où ils sont.

Brutalement, l’enfant innocent découvre la violence, le chaos, l’injustice, l’horreur sans nom. Ses pensées vagabondent, sans relâche. Prières, comptines, chants, poèmes, contes russes : Anushka se souvient de tout ; souvenirs, sentiments et sensations s’extraient de son quotidien si douillet, si rassurant. Les privations la font bientôt délirer, et son imagination crée des esprits ou des animaux qui lui tiennent compagnie et la réconfortent, lorsque la réalité –et donc le pire- n’est plus supportable. Bien vite, la rêverie devient la seule issue. Elle répète ses chansons en boucle, comme si elle perdait connaissance. Et c’est cette langue d’enfant, cette écriture unique qui permet ce rapport si chaleureux et si intime avec ces bribes de souvenirs. C’est ainsi que l’auteur évite le pathos, ainsi qu’elle s’affranchit de l’insoutenable, ainsi qu’elle rend compte de la profonde absurdité de l’affrontement.

Ce roman court, dense, poignant, n’a pas vocation à raconter Beslan, puisqu’on ne retiendra finalement que cette pensée enfantine, errante et lumineuse. Un voyage dans l’inconscient, pour échapper au pire ; une immersion radicale, pour sentir toute la puissance de l’imaginaire. Une fois le livre refermé, impossible de passer à autre chose ; c’est comme le générique d’un film que l’on croit encore voir défiler, alors qu’il est terminé depuis longtemps. Le regard est vide, les pensées dissoutes, le silence, extrêmement pesant. Mais de cette lecture bouleversante, on sort avec au moins, une certitude : la littérature permet d’approcher ce type d’événement, dramatique et insupportable, comme Beslan, il y a tout juste dix ans.

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