« L’oragé ». Un titre de roman qui claque et étincelle. Du verbe désuet « orager» : troubler en forme d’orage. Dans l’épure d’un seul mot tout est dit de la puissance poétique de ce roman où la langue ou plutôt les langues – le français et le malgache – vont se déployer, gorgées d’une sève qui capturent l’essentiel des sentiments, des questionnements autour d’un pacte de création entre deux immenses poètes de la grande île de Madagascar au début du 20e siècle: Jean-Joseph Rabearivelo, premier écrivain Hova d’expression française, considéré comme le premier poète africain moderne, et Esther Razanadrasoa, dite Anja-Z.
Ce roman inspiré de ces deux figures majeures de la littérature malgache se passe à Antananarivo et les suit entre 1907 et 1924. Madagascar est alors une colonie française, où le malgache est une langue méprisée par les colons car elle est, selon eux, celle qui convient à des primitifs à peine civilisés. Rabe est un jeune garçon né de père inconnu, issu d’une grande famille noble désargentée. Il vit de peu en dessinant de la dentelle puis « à la cuisse des mots il va gaver ses jours » en écrivant poèmes et feuilletons. Le français lui sert à dire et le malgache à ressentir. À vingt ans, il rencontre Esther de dix ans son aînée, dont la finesse d’esprit lui fait dire d’elle-même « Je ne prétends pas être la première femme poète sous prétexte que la première à avoir écrit ». La poésie n’ayant pas attendu l’imprimerie pour « se donner de bouches en bouches depuis des siècles ». Leur communauté d’esprit et de sensibilité va amener ces deux âmes poétiques à sceller leur destin par un pacte : « chacun est chargé de veiller à l’implacable chemin de l’autre ». Ils vont « se devenir » mutuellement, nourris de leurs vécus, de leur amour l’un pour l’autre et de leurs amours des autres. De cette union aussi absolue que singulière vont naître de nombreux projets d’écriture, de publications, de traductions.
Et Douna Loup, cet auteure suisse dont c’est le troisième roman, d’en faire une ode à la création, à l’inspiration, à l’amitié et à l’amour. Il souffle sur ce texte, une folle et intense liberté, celle de la langue enivrante, mais aussi celle des corps qui s’offrent, des sentiments qui s’affolent d’autant qu’ils sont interdits. Tout au long de ces pages gorgées du son des mots malgaches, on s’abreuve de la lumière magique de l’île rouge. Le style est riche et coloré, sans toutefois être sucré. Douna Loup parvient très habilement, en glissant un glossaire ou en livrant la traduction d’un poème, à évoquer toutes les nuances que s’apportent mutuellement le malgache et le français. Elle abolit les frontières qui séparent ces deux langues pour les appuyer l’une contre l’autre en rendant l’une responsable et dépendante de l’autre. Le verbe malgache « Manankina » exprime cette forme d’appui, très singulier. Ce verbe très évocateur n’a pas d’équivalent en français, on peut le traduire, mais par une phrase. Le rapport de ces deux poètes entre deux langues qui s’enrichissent mutuellement est passionnant. Au cœur de cette histoire éminemment romanesque Donna Loup, en guise de contrepoint, insère des extraits de la presse coloniale de l’époque. Ils expriment la domination et le mépris que cette presse porte aux « indigènes » qu’elle tente d’écraser de sa toute puissance en réprimant le malgache. Cette brutale opposition entre le « parlé gouvernemental » de cette documentation et le « parlé poétique » de la fiction nous rappelle, comme l’évoque Douna Loup, que le sens d’une civilisation est porté par sa langue et que jamais les poètes ne la laisseront mourir « Il n’y a pas de langue supérieure. Comme il n’y a pas de race supérieure ». Voilà un roman de la rentrée de toute beauté qu’il est important de ne surtout pas rater.