Malentendus
Bertrand Leclair

ACTES SUD
Un endroit où aller
janvier 2013
288 p.  21 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
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Ces sourds que l’on ne voit pas

Imaginez : un jour vous vous rendez compte que votre adorable petite fille de neuf mois n’entend pas, n’a jamais rien entendu et n’entendra jamais rien : elle est sourde. Ce cataclysme privé, le romancier Bertrand Leclair l’a vécu. Après des années de gestation, il témoigne aujourd’hui de son expérience de père. Mais il n’écrit pas un livre autocentré et larmoyant. Son texte est plein d’un amour inconditionnel pour sa fille, et d’une reconnaissance sincère pour tout ce qu’elle lui a apporté. Car elle lui a ouvert les yeux sur une réalité qu’il ignorait, celle de la surdité. Surtout, il signe un réquisitoire implacable qui montre comment la France traite ceux qui ont le tort d’être différents.

Disons-le d’emblée : ce livre est passionnant. C’est une quête, une recherche, qui de rebondissement et rebondissement vous mène au cœur d’un monde inconnu s’il ne touche pas votre propre famille : celui des sourds, qui permet à l’écrivain d’analyser notre société depuis un point de vue inhabituel. Bertrand Leclair qui ne renonce pas à son costume de romancier au prétexte qu’il nous raconterait sa vie. A sa propre expérience il mêle une fiction, inspirée d’un personnage réel, l’histoire de Julien Laporte, fils d’un  notable de province, sourd dans une famille bourgeoise qui refuse son handicap et, pour son bien, le martyrise dans le but de lui apprendre à parler. L’histoire de Julien Laporte décrit les méthodes, les punitions, où les plus sourds de la famille ne sont pas  ceux que l’on croit. Mais l’histoire raconte aussi la lente prise d’autonomie et la libération du jeune Julien. Sur sa vie privée, Bertrand Leclair se montre plein de pudeur, de franchise aussi, faisant part tant de ses découvertes que de ses déconvenues. Ses plus belles pages sont celles où il dit son admiration devant ce qu’est devenue sa fille, adolescente pétillante de vie qui force le respect. Au cœur du texte, le langage, matière rêvée pour un romancier, mais il s’agit ici de la langue des signes, que les sourds au cours du XXème siècle ont eu bien du mal à imposer, dans un pays qui combattait tous les dialectes comme autant de dangers pour l’unité nationale.

Belle réussite donc que ce texte qui nous montre l’écrivain en train d’écrire et le père en train de devenir père. Une réussite formelle, car ce texte savant n’est jamais pontifiant mais plein d’empathie. Bertrand Leclair signe un livre salutairement dérangeant aussi, puisqu’il nous conduit à nous interroger sur notre attitude face à la différence, sur notre propre « intelligence du cœur », selon ses termes.

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Ecrire pour se faire entendre

Ce jour-là, le monde d’Yves Laporte s’écroule. Ce jour-là, son existence bourgeoise bien réglée vole en éclats. Ce jour-là, les projets qu’il avait pour un de ses enfants sont anéantis, d’un mot. Jamais, il n’aurait imaginé une sortie de route comme celle-ci, jamais. Ce jour-là il apprend que Julien, son second fils, alors âgé d’un an, est sourd.
Effaré par cette annonce, il refuse d’abord d’y croire. Mais face au corps médical, il n’y a aucun doute possible sur la surdité de Julien. Alors, Yves Laporte va se donner les moyens et se battre comme un lion en cage pour « faire parler » son fils.
On est dans les années soixante, la « langue pure » est préconisée. A coups de séances d’orthophonie, Julien apprend à oraliser, des années durant. Très tôt, il est appareillé. L’implant émet des sons aigus atroces, et tombe souvent.
Pour la majorité des gens de cette époque-là, il est mal vu d’être sourd. La personne qui n’entend pas est un être différent, une sorte de monstre, une personne imparfaite, voire un demeuré. Yves Laporte va donc s’acharner à « réparer » son enfant… Et tout cela, il le fait « par amour » dit-il.
Toute son enfance, Julien est isolé des entendants parce qu’il n’entre pas dans le moule, et est mis à distance des autres sourds pour ne pas être contaminé par la langue des signes, ce langage officiellement banni de l’éducation des sourds (la langue des signes française a été reconnue comme langue à part entière par la loi du 11 février 2005). L’interdiction d’enseigner la langue des signes dans les écoles a été levée dans les années quatre-vingt-dix ! Les oralistes considéraient que les sourds devaient apprendre à parler pour s’intégrer au mieux dans la société. Dans certains établissement, on attachait les mains des sourds dans le dos pour éviter qu’ils ne signent…
Adolescent, Julien découvre qu’un langage des signes existe. Furieux, il prend son envol. Il quitte la maison familiale avec rage et se rend à Paris pour en savoir plus sur cette méthode. Il parviendra à dompter son handicap, deviendra professeur, se mariera, aura des enfants… et ne reverra jamais ses parents.
Un passé pesant, une famille entière décimée. Un énorme gachis à cause d’un père, qui en souhaitant le meilleur pour son fils, n’a jamais vraiment pris le temps de l’écouter.
Un roman familial déchirant. Un sujet mal connu enfin éclairé. Une réalité surprenante. Un narrateur très présent et investi qui s’adresse au lecteur. Un auteur impliqué (père lui-même d’une fille sourde). Une écriture sensible.
Retrouver Nadael sur son blog

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