Si l’autobiographie est à la mode, il ne faut pas compter sur l’auteur d’« Oreille rouge » pour donner dans le classique du genre. Coutumier de l’autodérision et de l’ironie sur son blog « L’autofictif », Éric Chevillard publie de drôles de mémoires. Des détails aux événements majeurs, il nous convie à entrer dans son « otobio » avec fantaisie, humour et décalage.
Tout commence et finit par un verre de raki au miel et aux épices, comme un hommage à Proust, preuve que son entreprise n’est pas uniquement un exercice de style fondé sur le postulat suivant : tout obéit à une logique. Selon le principe aristotélicien de nécessité, le grain de raisin chipé au rayon fruits et légumes du Monoprix amène au remplacement de l’éponge de l’évier, après quoi notre auteur se voit inoculer un vaccin avant de rencontrer sur son chemin une bande de fêtards célébrant un enterrement de vie de garçon : « quelle est ma marge d’intervention ? Mon libre arbitre, dans tout cela, quel est-il ? »
Au fil des pages à la logique absurde, Éric Chevillard raconte douze ans de sa vie pendant lesquels il tient une chronique dans « Le Monde des Livres », publie plusieurs romans, tandis que sa compagne donne naissance à leurs deux filles, que son père, son grand-père puis sa grand-mère meurent. Il se rend à des festivals littéraires où il se livre à des facéties avec Régis Jauffret et Antoine Volodine, déjeune à Berlin avec Marie NDiaye, obtient plusieurs bourses d’auteur, fait du vélo, déraille, admire Roger Federer, préface « Bouvard et Pécuchet », voit ses livres traduits et assiste au défilé de carnaval de ses enfants. Par ailleurs il échappe à la mort lorsque le mur de son jardin s’effondre et qu’une tuile est sur le point de tomber du toit. Il refuse un voyage en Transsibérien pour un projet collectif mais se rend à Venise, oublie un parapluie à Rome et lit « Robinson Crusoé » à sa fille. Sous peine de rompre l’enchaînement des faits, il défend l’exhaustivité. On rit, on se prête au jeu, car c’en est bien un, comme celui qu’il propose à ses filles : « Allez, on dit n’importe quoi ». Entre écriture automatique et contrainte oulipienne, son projet est moins farfelu qu’il n’y paraît, et les questions existentielles surgissent entre l’anecdote d’un bol de parmesan renversé et une citation de « Jacques le Fataliste » : « l’univers se modifie et se recompose à chaque fois que je bouge », c’est l’effet papillon, étiré ici à l’extrême ; « on ne lirait jamais ça dans un roman » ! Voici illustrée la liberté de l’acte créateur par lequel l’écrivain échappe à son destin, disposant du pouvoir démiurgique d’ordonner le récit de soi. Jouissif !