Notre désir est sans remède
Mathieu Larnaudie

Actes Sud Editions
août 2015
240 p.  19,30 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Frances Farmer

Si la rentrée littéraire avec son nombre hallucinant de titres lâchés au coup de pistolet du 20 août vous a fait tourner la tête et que vous soyez passés à côté de ce roman, il est grand temps d’y remédier.

La vie de Frances Farmer racontée par Mathieu Larnaudie se situe à l’extrême opposée du biopic vulgaire bâti sur des anecdotes sulfureuses et voyeuristes. La finesse de l’analyse, la sobriété de l’écriture, l’encrage dans une solide documentation historique constituent les fondations d’un texte magnifique qui rend justice à cette sublime femme qui a eu le tort de refuser d’être juste un « canon de beauté ».

Le roman s’ouvre sur l’image de Samuel Goldwyn, sur ce dieu tout puissant qui régit à l’époque la « naissance des stars ». Le self-made man dans toute sa splendeur, celui qui a fait braquer le premier la lumière sur Frances Farmer: « I’ll make you a star. »
Nous ne tarderons pas à découvrir que le monde de papier glacé et ses habitants n’intéressent pas tant que cela la jeune Frances. On la découvre plus ennuyée qu’autre chose lors d’une fête après tournage, tandis qu’autour d’elle la soirée bat son plein:
« Par moments, elle semblait brusquement se rappeler qu’elle était ici en présence de certains personnages dont la moindre appréciation pouvait revêtir une importance cardinale pour sa carrière, et qu’à leurs côtés il lui fallait faire bonne figure, se montrer à son avantage: elle se raidissait un peu, étirait le cou, mettait sa poitrine en valeur, remontait discrètement une bretelle de sa robe qui pourtant n’avait pas glissé, maîtrisait mieux son rire qui devenait alors plus espiègle et moins éclatant, plus affable et moins sardonique, plus enjôleur et moins massif. Bientôt elle oubliait sa vigilence et ses efforts, se laissait porter par le brouhaha ambiant, la circulation des corps dans la pièce, l’alcool et la chaleur, les conversations qui gagnaient en volume sonore au fur et à mesure que les verres et la chaleur. »
Mais pour pouvoir continuer à faire ce qu’elle aime, à savoir jouer, il lui faut tenir un rôle de composition en permanence, être autre chose que Fraces Farmer.
Dans le chapitre suivant, Dieu meurt à Seattle – 1931-1924, (car la construction du roman n’est pas chronologique), on découvre le premier fait d’armes de la jeune Frances. Elle a seize ans lorsqu’elle participe à un concours national d’écriture et présente devant une salle horripilée son texte, Dieu meurt. Elle gagne le concours, la haine de toute la communauté et une photo dans le journal local.
« Elle etouffe une envie de rire: ce qu’écrit une lycéenne de seize ans n’est pas si sérieux ni si important qu’il mérite de tels emportements. (…) Les élucubrations d’une gamine, Dieu saura bien s’en remettre; et si vraiment il croit bon de prendre ombrage de si peu, c’est qu’alors il est plus chancelant encore que le texte ne le dit. »
On la voit devant le public furibard, tenir tête sobrement, sans fléchir, sans bégayer. C’est l’Amérique des années 1930, bigote et épouvantée par les flammes de l’enfer face à une adolescente qui la défie avec brillance. Nous devinons déjà l’actrice et la femme de tête qui se réveille en elle.
Il y a là une phrase qui m’a marquée et qui peut faire office de prémonition: « Si Dieu était mort, penserait Frances en fin de compte, c’était de s’être laissé portraiturer, et s’était d’être un dieu de narration. » Or, qu’est-ce une star si ce n’est être un « dieu de narration »? Fantasmées jusque dans leurs vies privées, les célebrités meurent à la fin de chaque rôle qu’elles interprètent.
En dehors des films, la narration continue grâce aux photographes et aux journalistes: l’une des scènes les plus émouvantes du roman est celle où Frances, arrêtée pour non respect du black-out (l’Amérique a peur de se faire bombarder), conduite en état d’ivresse, et caetera, est photographiée de la manière la plus minable qui soit. Elle ne peut plus se défendre.
« … mais le flic tenait bon, ne relâchait son étreinte à aucun moment, si bien que, dans la confusion de ses contorsions de forcenée, dans la furie de cette bataille inepte, la veste de Frances s’ouvrait, sa chemise se fendait, sa jupe remontait, découvrant le haut de ses bas de nylon et de ses cuisses, et que le photographe n’eut pour saisir la scène qu’à se poster à quelques pieds d’elle, à la mettre en joue, à poser même un genou sur la dalle pour mieux viser, à attendre que l’actrice enragée et le colosse qui l’emportait parviennent à son niveau, et à déclencher. »

On l’aura compris, Frances Farmer est une femme libre et entend le rester. Pas de revendication ni de message autre que la vie et le jeu. C’est l’amour du jeu qui la pousse sur les planches de Broadway, c’est l’amour du jeu qui lui fait refuser l’image de pacotille à laquelle elle est sans cesse renvoyée à Hollywood. Qui fera sa mère dire qu’elle ne peut qu’être « mentalement déséquilibrée » et qui lui vaudra cinq années d’hôpital psychiatrique.

Le regard attentif de Mathieu Larnaudie est omniprésent, comme s’il voulait protéger son personnage des affres qui l’accableront. D’ailleurs il est là, jamais très loin, comme la fois où Frances l’adolescente va au cinéma accompagnée par sa mère:
« Abritées chacune sous son parapluie (dans les parages, il pleut à peu près tout le temps), mère et fille viennent prendre leur place dans la file des spectateurs, autrement dit se mêler à nous autres qui, en attendant l’ouverture des portes pour la prochaine séance, tentons comme nous le pouvons de nous protéger de l’averse… »
Grâce à ce regard protecteur, nous nous sentons nous aussi plus proches de cette jeune femme dont le rire rauque raisonnera encore dans nos oreilles même après avoir fini ce roman.
« En d’autres mots – tant que nous en sommes à ce rapide tableau, à ces hypothèses en abrégé – il n’est pas invraisemblable qu’à l’anonymat de l’homme des foules – celui-là même qui combat dans la Meuse et qui trime dans les fabriques, tour à tour chair à canon et chaîne tayloriste – réponde précisément l’avènement de la célebrité absolue. Qu’à l’individu indifférencié, noyé dans la masse et les cadences répétitives de la standardisation, fasse pendant la distinction suprême, l’élection mystérieuse, l’apparition de la star hollywoodienne. »
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