À la naissance de son fils, Anita, journaliste reporter d’images, perd pied. Le bonheur tant attendu et prédit par tous ne vient pas. L’amour est en berne, le corps battu et l’âme secouée par la maternité. Alors que les nuits sans sommeil aspirent ses dernières forces, elle en oublie le goût des choses et des gens. Son œil ne pétille plus et quand son producteur lui propose un reportage sur une mère infanticide, la réalisatrice déclare forfait. Trop d’empathie avec le sujet ?
La vérité est qu’elle ne comprend ni ne sait calmer les pleurs de son enfant. La voilà devenue toxique avec ce qu’elle a de plus cher au monde. Elle n’y arrive pas. C’est Louis, le père de son fils de quatre mois, qui met un jour les mots sur ce qu’elle pressent. « Il faut que tu partes. » L’injonction est sans appel. Partir donc, mais cela ne suffit pas, il lui faut aussi se trouver, « sinon ça ne sert à rien de revenir », lui fait remarquer son compagnon, empreint d’une extrême lucidité dans sa dureté apparente.
Réduire le troisième roman d’Olivia Elkaim au récit d’une dépression post-partum ne serait cependant ni lui rendre justice ni être exacte. Le récit prend véritablement son envol au moment du départ d’Anita pour Marseille. Mue par un instinct ancestral, elle a rejoint la cité phocéenne, en ayant pris soin d’emporter trois photos, l’une représentant sa mère Rosie en 1973, les deux autres de sa grand-mère Odette en 1953 et 1960. Le but inconscient de son départ se dessine bientôt sous ses yeux dans la pénombre d’une chambre d’hôtel : les spectres du passé l’appellent et tentent de lui livrer leurs secrets. Pour devenir mère, elle doit d’abord comprendre qui elle est. Se perdre pour renaître à la vie.
La destination qu’elle s’est choisie, croit-elle par hasard, lui renvoie en pleine face l’histoire des femmes de sa famille. Sa grand-mère, fille d’un émigré sicilien échoué en Tunisie, élue reine de beauté à Carthage, et sa mère « qui ne fait pas ses 55 ans », à la tête d’une salle de gym en banlieue parisienne, brodent un contrepoint évident avec Anita, l’intello rive gauche mal dans sa peau, issue d’une double culture juive et catholique. Le paradoxe est une des clefs de la féminité, raconte l’auteure à travers ce triple portrait de Tanagra. Dans ce livre gigogne, écrit par touche et conçu comme une peinture abstraite qu’il faut voir de loin pour en saisir le sens, la coïncidence et l’accident n’ont pas droit de cité. La construction est parfois déroutante mais le scénario parfaitement huilé. Ce n’est qu’au bout de plusieurs chapitres que le lecteur attrapera totalement cette anti-héroïne qui tente de mettre ses pas dans ceux de sa « nona », en rejoignant un sud méditerranéen fantasmé et déconstruit pour mieux se le réapproprier.
La quête des origines tisse la matrice réelle du livre : la question de la transmission, déjà à l’œuvre dans le premier roman de l’auteure « Les graffitis de Chambord ». Dès lors, on est en droit de se demander si le baby-blues n’a pas une fonction vitale et moteur : « Qu’est-ce qui t’oblige à aimer ton fils, Anita ? », souffle, provocateur et endiablé, le fantôme d’Odette à sa petite-fille. La question est politiquement incorrecte : quelle mère n’a jamais été traversée, ne serait-ce qu’une minute, par la tentation du départ ? Inavouable, inacceptable,… et pourtant si désirable. Du fantasme naît déjà la culpabilité : laisser celui que l’on a enfanté ? Anita l’a fait. Son geste relève à la fois du suicide et du défi. Bras d’honneur au destin qui intime à toutes les mères d’être une héroïne surpuissante ; bravade de cette nouvelle esclave qui longe un précipice pour éprouver sa peur, en espérant qu’une main viendra la secourir à la dernière seconde.
Odette a-t-elle aimé sa propre fille, Rosie ? Que lui a-t-elle fait vivre pour qu’elle soit devenue à son tour une mère possessive, égoïste, un brin hystérique ?
Tout le monde n’a pas la chance d’avoir une famille névrosée : Olivia Elkaim, dans une langue dépouillée, taillée au scalpel de la psychanalyse, en fait la matière d’une histoire qui s’étale sur près d’un siècle, entre la Tunisie d’avant la décolonisation et la ville de Bernard Tapie des années 80. Comment réussit-elle avec une telle économie de mots, à produire un tel spectacle de couleurs, d’odeurs et de sons ? La langue chante, les mains brassent l’air avec grâce et une passion déclarée pour le drame. Les femmes sont des tragédiennes et des pleureuses professionnelles. Mais parfois, les larmes coulent à l’intérieur. Olivia Elkaim, dont c’est ici le troisième livre, et sans nul doute le plus osé, a ce don particulier de les faire ressurgir.