J’aime, de François Truffaut , » La Sirène du Mississipi « . C’est l’histoire d’une passion. Le héros, interprété par Jean-Paul Belmondo, se découvre voué corps et âme à une femme. Ce qu’elle voudra pour lui sera bon pour lui. Y compris sa mort.
S’il est un mot banalisé, affadi par un usage abusif, c’est bien le mot aventure , en particulier quand on parle d’aventure amoureuse. Par exemple, on qualifiera d’aventuriers (des mers) les concurrents du Vendée-Globe, alors que rien n’est plus prévisible et plus balisé que ce périple. D’innombrables aventures amoureuses formatées, qui n’ont d’aventureux que l’apparence, naissent et meurent quotidiennement avec le renfort des sites de rencontres .
A ce compte, n’importe quelle existence individuelle est plus aventureuse que ces erzatz d’aventures. Une existence individuelle est vraiment aventureuse quand elle échappe aux prévisions , aux plans, aux intentions, à la volonté de celui qui la vit. Or c’est ce que chacun expérimente à chaque instant. Chacun d’entre nous est un aventurier qui s’ignore. C’est ce qui fait que la vie vaut d’être vécue.
La passion amoureuse crée, plus intensément que toute autre expérience sans doute, les conditions de l’aventure, en soumettant l’existence de l’amoureux à une volonté autre que la sienne, volonté largement imprévisible. Dans la passion, l’être aimé est pour l’amoureux ce qu’est la tempête pour le marin perdu en pleine mer. C’est ce que montre Truffaut dans « La Sirène du Mississipi ». C’est ce que montre aussi Jean-Philippe Toussaint dans » Nue « .
Le narrateur de » Nue » n’a strictement aucun projet de vie personnel, si ce n’est celui de voir la femme qui est devenue l’unique objet de son attention. La scène qui nous le montre, au début du roman, sur le toit du musée, scrutant par un hublot la foule des invités, dans l’espoir de la découvrir, l’installe dans la posture du voyeur à laquelle se voue fiévreusement tout homme amoureux. La voir, mais aussi l’entendre, être près d’elle, être regardé par elle, être touché par elle. C’est pourquoi son existence à lui dépend entièrement de ses décisions à elle. Elle est à Tokyo, il va à Tokyo. Elle est à Paris, il est à Paris. Elle part pour l’île d’Elbe, elle désire qu’il l’accompagne, il la suit à l’île d’Elbe. Tout son récit ne dit au fond qu’une chose : l’irrésistible aimantation de l’amour unique. Il ne s’agit pas de la séduire : c’est lui le séduit, lui qui est à ses pieds. Il ne sait d’ailleurs même pas qu’il l’aime. Il ne se le dit jamais. C’est elle, pour finir, qui le lui découvre : » Mais, tu m’aimes, alors ? « .
Qu’est-ce qui fait qu’on aime quelqu’un ? Est-ce qu’on l’aime pour ce qu’il est, pour ce qu’on croit qu’il est, qu’on imagine qu’il est, qu’on rêve qu’il est ? Est-ce qu’on l’aime parce qu’on lui prête des qualités qu’on souhaiterait avoir, qu’on croit qu’on n’a pas, telle cette sensibilité « océanique » que le narrateur prête à Marie et au diapason de laquelle il s’efforce de se maintenir, sans jamais se dire que cette sensibilité exquise, c’est peut-être avant tout la sienne à lui, éclairée par l’amour ? Le récit se borne à suggérer quelques explications à ce qui, sans doute, est voué à rester à jamais un mystère, pour le plus grand bonheur des romanciers et des poètes. Aimez ce que jamais l’on ne verra deux fois : le mot du poète nous livre peut-être le principe de tout amour, ce qui, du même coup, définit le programme de tout amoureux désireux de dire l’aimée : dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune, selon le mot de Dante cité en exergue.
Il nous est dit au début que Marie est créatrice de mode et photographe, traits qui sont peut-être à l’origine de l’attrait qu’elle exerce sur le narrateur, mais ensuite, il n’en est plus jamais question, comme s’il s’agissait de dépouiller Marie de ses prestiges mondains, de ses vêtements et de ses parures, pour atteindre enfin à la nudité de sa vérité. Marie a inventé l’étrange séduction de la robe en miel, qui voile et dévoile le corps du modèle, en épouse idéalement les formes et les mouvements, colle à sa peau, sorte de point limite du vêtement qui voudrait l’abolir tout en le conservant. Marie dissimule son corps à elle sous les strates » des innombrables vêtements qui l’emmaillotaient de la tête aux pieds », sous le maquillage, sous le bronzage d’été, et son consentement à l’amour, dans la scène finale du livre, est consentement à la nudité, dans les baisers, les larmes, l’étreinte : « Tout était humide, aqueux, fluide, ses larmes et nos salives qui se mêlaient dans le noir ». Comme si l’ivresse de l’amour vrai et partagé ne pouvait se vivre que dans la nudité des corps enlacés.
Les lieux du roman,Tokyo, Paris, l’île d’Elbe : ce pourrait être aussi bien Londres, Rochefort, Palavas-les-Flots. Ces lieux ne sont pas désirés, élus, ils n’exercent aucune fascination à la manière du Balbec proustien, ils s’imposent, avec l’évidence d’une fatalité, parce qu’une femme a choisi d’y vivre ou d’y passer. Qu’il s’agisse d’une terrasse de bar parisien, d’une chambre d’hôtel banale, du toit d’un musée d’art moderne japonais, ils tiennent leur étonnante présence de sa présence à elle, unique principe d’organisation de scènes qui, autrement, sombreraient dans l’incohérence, l’insignifiance. Tout ce qui la touche, tout ce qu’elle touche, tout ce qui retient son attention, comme pris dans le cercle de lumière vive d’un projecteur de poursuite, acquiert une présence intense, à l’exclusion de tout le reste. Ce qui est vrai des lieux l’est aussi des autres personnages. Pour le narrateur, Marie est le médium de l’intérêt qu’il porte aux choses et aux gens. Le monde n’existe vraiment et ne prend sens pour lui que dans la mesure où il s’ordonne autour d’elle, où sa présence à elle le rend visible.
Ce roman est un roman d’aventures et son héros un authentique aventurier. Parce que son destin dépend entièrement de la volonté, des caprices, des choix d’une femme, parce qu’il a, au fond, abdiqué toute volonté personnelle, sinon celle d’être entièrement soumis à sa volonté à elle, mais aussi parce qu’il est dans l’intensité de la fascination que cette femme exerce sur lui, le narrateur va, à chaque instant, vers l’inconnu, à chaque fois et à la fois inattendu, insolite, évident, fatal. C’est à chaque fois Colomb confronté à ses premiers Indiens. Tout autre chose que les monotones et répétitives expériences de cet aventurier professionnel de l’amour dont le romancier brosse au début un portrait comique, et pour qui le monde est désenchanté parce que toutes les femmes se ressemblent et qu’une conquête vaut pour toutes les autres.
Cette histoire, toute entière soumise à la douce tyrannie du désir amoureux, se donne les apparences du réalisme et de la vraisemblance, que démentent pourtant d’emblée les premiers épisodes de la robe en miel et de l’équipée du narrateur sur le toit d’un musée japonais, ainsi que divers « oublis », comme celui du statut social de la femme aimée, indiqué au début, jamais exploité ensuite, ou de celui du narrateur, réduit à une présence et à un regard. Au vrai, nous sommes aux antipodes d’une description naturaliste du réel. La teneur et l’enchaînement des épisodes me semblent obéir bien plutôt à la mystérieuse nécessité d’un récit de rêve. Pris par son charme, le lecteur adhère à chaque instant à l’étrangeté troublante de cette histoire excessivement banale, en apparence, et qui pourtant ne l’est jamais. Je me propose d’ailleurs de relire le livre en le considérant délibérément comme un récit de rêve, façon de le redécouvrir qui pourrait bien me livrer quelques unes de ses clés.
L’écriture restitue exactement, dans toute leur fraîcheur, le détail des impressions vécues (vécues en rêve ? mais nous savons que le rêve est une seconde vie) , loin de tout chichi, de toute afféterie, avec, simplement, le souci du mot juste, de la phrase juste. Elle fait exister aussi les personnages, notamment celui de Marie, avec une économie de moyens très remarquable. Une belle leçon d’écriture, à sa manière.
» Le rêve est une seconde vie » : nous adhérons tous, en principe, sans difficulté à cette affirmation de Gérard de Nerval. Mais, en général, nous n’en tenons aucun compte et n’en tirons pas les conclusion qui modifieraient la conduite de notre vie, et c’est tant pis pour nous. Une des vertus de ce récit de Jean-Philippe Toussaint, en tout cas, est de nous rappeler que toute fiction romanesque, si « réaliste » qu’elle se veuille, s’apparente étroitement au récit d’un rêve. Dans nos rêves, d’ailleurs, ne sommes-nous pas tous les romanciers (plus ou moins talentueux) de notre propre vie ?