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« Sang d’encre »Linda Lê est née au Vietnam, vit en France et sa patrie est la littérature, car son sang est d’encre. Une encre pure coule dans ses veines, elle écrit sans les compromissions qu’impose parfois le milieu littéraire pour qu’une œuvre soit visible. Chacune de ses publications est l’éclatante illustration de ses talents d’écrivain constamment sur la corde raide. Pour cette rentrée, elle nous offre la sortie simultanée d’un roman, « Œuvres vives », et d’un essai sur l’écriture en exil, « Par ailleurs (Exils) ». Des textes qui forment comme un pont suspendu entre deux mondes où la littérature est reine. Côté roman, on est dans l’intimité créative de l’auteur à travers un personnage d’écrivain qui est l’avatar d’elle-même, et côté essai on découvre l’univers des autres, ses maîtres en littérature qui, comme elle, s’expriment en terre ou en langue étrangère. Commençons par « Œuvres vives ». Si ce très beau titre fait irrémédiablement penser à l’œuvre d’un romancier, le sens exact n’en est pas moins très évocateur du travail d’écriture de Linda Lê qui n’est jamais dans une approche de surface, mais qui navigue toujours en eaux profondes. Les œuvres vives d’un bateau sont la partie de la coque immergée dans l’eau, contrairement aux œuvres mortes qui en sont la partie émergée. Ce roman est une plongée fascinante dans les abysses de la création à travers le portrait d’Antoine Sorel, un auteur de talent peu connu, pour qui la littérature est à la fois « la plaie et le couteau ». Le narrateur, un journaliste culturel en déplacement au Havre, tombe par hasard sur un livre de cet écrivain très estimé par un cercle restreint d’exigeants lecteurs. Saisi et ébloui par la virtuosité du texte, la stupeur du jeune homme est d’autant plus grande qu’il apprend le lendemain même, en découvrant sa nécrologie dans la presse, que Sorel vient de se donner la mort à 45 ans. Il s’est défenestré. « Je n’avais pu dire ce qui m’attristait le plus, de lire dans un journal qu’un homme avait attenté à ses jours ou de savoir que la littérature de Sorel ne l’avait pas empêché de se détruire ». Il s’engage alors dans une entreprise des plus ambitieuses : enquêter sur Sorel et tenter d’en écrire sa biographie pour mettre en lumière son œuvre et lui redonner vie. « Car écrire c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres » disait Blaise Cendras. Il va donc rencontrer les proches de l’auteur: les femmes aimées, l’épouse abandonnée, les amis, son éditeur, ses frères protecteurs et un père méprisant considérant son fils comme « un gribouilleur qui ne vend pas de romans ». Toute une galerie de portraits qui nous donne à percevoir les malentendus, les incompréhensions qui peuvent exister entre un artiste et son entourage familial, son milieu social. Que peut-on, que doit-on sacrifier pour créer ? Qu’est-ce qui aide les écrivains à s’obstiner ? Comment ne pas dévier de sa route et ne pas céder aux sirènes de la renommée qui peuvent mener à la facilité ? Comment ne pas se nuire au risque de rester un auteur éternellement confidentiel ? Tant de questions sur la création littéraire auxquelles Linda Lê répond dans ce brûlant roman avec toute l’élégance de pensée qui est la sienne et la limpidité de style qui la caractérise. Dans le second ouvrage, un essai intitulé « Par ailleurs », Linda Lê s’intéresse aux « maudits d’étrangeté » comme les appelait Albert Cohen. Ces natifs d’ailleurs, ces exilés qui, comme Ovide, trouvaient un remède à leur mal de vivre dans la folie d’écrire. « Il n’avait plus que son génie pour se sauver de sa désespérance ». Et c’est avec bien d’autres génies de la littérature sans patrie que l’auteur nous propose de découvrir que « lire, c’est aussi s’exiler dans cet ailleurs pour mieux revenir vers soi ». Armez-vous d’un carnet et d’un stylo tant il y a de notes à prendre au cours de la lecture de cet essai : auteurs et œuvres à explorer, citations de grande justesse à mémoriser. Linda Lê nous confronte à la pensée féconde des plus grands écrivains au sang d’encre, mais aussi sans ancre : Benjamin Fondane, Victor Hugo, Pessoa, Cioran, Brecht, Perec, Nabokov, Imre Kertész, Gombrowicz . Elle nous offre par ailleurs une série de portraits en esquisse d’auteurs en exil intérieur qui, comme son personnage romanesque d’Antoine Sorel, n’ont pas été sauvés par la littérature et se sont donné la mort : Klaus Mann, Jean Améry, Ernst Weiss, Marina Tsvetaeva, Alejandra Pizarnik., Pavese… Finalement dans cet essai aussi généreux qu’exigeant Linda Lê apporte beaucoup de réponses aux questions posées dans « Œuvres vives » sur la création. On ne peut que recommander très chaudement de lire les deux textes à la suite pour rester plus longtemps avec cet auteur qui a un tel amour de la langue : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie c’est cela et rien d’autre ». Et pour finir, elle nous fait la magistrale démonstration qu’en écriture le déracinement est finalement une chance, celle de rester en tous lieux un passant et un passeur de mots. Et Linda Lê de citer Cioran: « Une langue est un continent, un univers et celui qui se l’approprie est un conquistador ». Lisez Linda Lê, cette incontournable et incandescente conquistadora des lettres françaises.
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coup de coeur
Auteur, es-tu là ?
Née en 1963, Linda Lê est marquée par ses racines. En 1977, elle quitte le Vietnam avec sa mère et ses sœurs pour venir s’installer en France où elle entreprend des études de lettres. Son dernier roman, « Œuvres vives », prend la forme d’une enquête kaléidoscopique sur les traces d’un écrivain maudit. Dans le cadre de son travail pour les pages culturelles d’un hebdomadaire, un jeune pigiste parisien se rend au Havre pour assister à une représentation calamiteuse d’une pièce de Beckett. Lors de ce séjour qu’il souhaite écourter au plus vite, il tombe par hasard sur le livre d’un inconnu, intitulé « Naufrages », dont l’auteur, Antoine Sorel, se suicide au moment où notre narrateur se prend de passion pour son œuvre et souhaite lui consacrer une biographie. Il met alors une petite annonce dans le journal local afin d’entrer en contact avec des proches de Sorel pour les besoins son entreprise. C’est par ce biais qu’il rencontre le frère de l’écrivain disparu, puis son père, des camarades d’école, deux anciennes amantes, une étudiante en lettres et son éditrice. Avec l’aide tous ces personnages qui se prêtent de bonne grâce à ses questions, le biographe improvisé parvient sans mal à recomposer l’image d’un auteur ivrogne, marginal, égoïste et misanthrope, dont on se demande bien les causes de son pouvoir d’attraction, n’était son œuvre fascinante, restée par ailleurs confidentielle et élitiste. Parallèlement à ses investigations, le narrateur doit aussi faire face aux difficultés de sa propre vie : empêtré dans une histoire d’amour finissante, en mal d’inspiration et en pleine crise identitaire, il évolue dans un jeu de pistes dont les règles qu’il a lui-même fixées sont détournées par les différents interlocuteurs qui se confient à lui. Tous prennent davantage d’épaisseur que l’auteur maudit et détestable qui a renié ses racines asiatiques en prenant comme pseudonyme le nom d’un ambitieux stendhalien qui finit mal, et s’imposent dans une suite de monologues qui découvrent des personnalités complexes : on ne citera que Martin Tran, le père, un ancien facteur vitupérant contre les immigrés et les « tous pourris » de la politique, sur lequel on est tenté de poser un regard méprisant, avant de percevoir derrière sa colère ordinaire une solitude oppressante qu’il trompe en se rendant régulièrement au parc et à la médiathèque. La somme des enregistrements et des notes prises lors des entretiens métamorphose la monographie initiale en une série de portraits polyphoniques vivants liés entre eux par le souvenir d’un raté, objets devenant sujets de l’œuvre en train de s’élaborer sous nos yeux de lecteurs par un narrateur-auteur-personnage. « Œuvres vives », qui se veut l’origine d’un roman, se transforme au fil des pages en roman des origines, et en roman d’apprentissage pour celui qui tente de devenir auteur. Au-dessus, il y a Linda Lê, qui écrit sur les enfants qui oublient leurs parents, sur la honte de ce qu’on est réellement et qu’on cache sous d’autres mots, et sur la vraie littérature qui démasque les imposteurs, renvoyant à chacun sa vérité, mettant au jour les petites hontes, les défauts, les mesquineries, révélant surtout la beauté du monde, la beauté d’une ville, d’une crinière rousse et d’une balade sur la plage. |
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