Ce premier roman d’une grande délicatesse se déroule le temps d’une séance de natation matinale. Gilles Sauvac est un pianiste renommé, habitué des plus grandes salles de la capitale. Le succès, un appartement luxueux, une compagne superbe, il a tout pour être heureux. Son hygiène de vie est tout entière tournée vers la pratique de son instrument qu’il a commencé à apprendre à l’âge de quatre ans et demi ; l’enfance puis l’adolescence dédiées aux gammes, aux arpèges, aux concours, au conservatoire pour, à force de travail acharné et de talent, parvenir à se hisser au rang des musiciens les plus demandés. Cette vie-là, c’était avant. Avant son accident un soir de janvier ; une salle de concert remplie, l’orchestre à ses côtés, et le Concerto en la mineur opus 54 de Schumann que son agent lui a conseillé de jouer pour le bien de sa carrière, le premier romantisme étant à la mode. Gilles obtempère, travaille son Schumann, mais en plein milieu du concerto, il ressent une douleur fulgurante au majeur droit, symptôme d’une dystonie focale ou crampe du musicien. C’est le début d’une descente aux enfers de plusieurs mois : repos forcé, isolement, dépression, idées noires, et compagnonnage imaginaire avec Schumann, devenu son double, son frère : atteint de la même pathologie, le compositeur allemand était un être paradoxal, génie passionné, mélancolique et suicidaire qui sacrifia sa vie à sa passion. La lente rééducation de notre pianiste passera par une remise en question de son existence, un dépouillement et une nouvelle passion : la natation, qui offre une place à son corps et ouvre son esprit à l’envie et non plus à la contrainte. C’est une histoire de tournant, de reconstruction, de reprise de possession de soi grâce à l’élément aquatique, presque amniotique, un retour aux sources de son désir. Gilles flotte, se déplie, se déploie, et des ailes de papillon l’initient à la philosophie de la légèreté.
Gilles est un homme qui nage. Crawl, brasse, papillon. Et pourtant, il y a peu, Gilles n’aimait pas nager. Mais alors pas du tout ! Surtout dans une piscine municipale et, encore moins, tôt le matin.
Mais là, il s’applique, allonge son corps, goûte la caresse de l’eau sur sa peau et le silence sourd qui semble l’envelopper lorsqu’il nage sous l’eau.
Non, Gilles Sauvac n’est pas sportif. Il est musicien, musicien professionnel, connu et reconnu sur la place publique. Un gars sérieux qui a toujours tout bien fait comme il faut, depuis qu’il est petit et sans jamais protester. Devant son piano, nuit et jour, jour et nuit. Parce que la musique, ça se travaille, tous les jours, sans relâche.
« Il bouffait du Mozart à longueur de journée, tutoyait Brahms et Scarlatti, déchiffrait les concertos de Rachmaninov l’air de rien, s’avalait les Études transcendantales de Liszt en sirotant un soda glacé, se reposait le dimanche avec Gaspard de la nuit en doublant le tempo. »
Le genre de musicien à arriver plusieurs heures à l’avance dans la salle où il doit donner un concert pour vérifier l’emplacement de l’instrument, la hauteur du tabouret, la température de la salle. Un repas léger et hop, on est prêt pour le concert…
Tout a toujours roulé. Il suffit d’être un tant soit peu discipliné, n’est ce pas ?
Mais un jour, tandis qu’il joue le concerto en la mineur de Schumann devant une salle comble, quelque chose coince, une douleur insoutenable se fait ressentir. C’est la catastrophe. Et tout est remis en question…
Alors, tandis qu’il nage inlassablement, Gilles s’adresse en pensée à Schumann qui a vécu lui aussi une forme de paralysie de la main, allant jusqu’à ne plus pouvoir jouer avec certains doigts ! Il s’adresse à celui qui comme lui a souffert et a connu le pire que puisse connaître un musicien.
Quand le corps parle, dit le trop plein, l’impossibilité de continuer, quand le corps dit STOP et nous supplie de passer à autre chose, d’arrêter, de refuser ce que l’on a toujours accepté même à contre- coeur…
Piano Ostinato évoque la lente et inconsciente plongée d’un homme qui n’a jamais dit non et qui s’est cru heureux. « Ah non ça je ne le ferai pas. Ah non plutôt crever ! » avait-il dit à son agent qui lui demandait toujours plus… Plutôt crever…
J’ai beaucoup aimé l’écriture sensible et délicate de ce roman, les longues phrases qui miment les larges mouvements de Gilles dans la piscine, l’ironie légère que l’on sent poindre ici et là, les judicieux jeux de points de vue à travers les passages du « il » au « je ». J’ai trouvé aussi très touchant ce parallélisme entre les deux vies, celle de Gilles et de Schumann qu’il appelle Robert, puis Bobby, tellement il se sent proche de celui qui est devenu un frère de coeur et de condition. « Herr Schumann, qu’es-tu parti chercher dans ces eaux troubles ? » demande-t-il à l’homme génial qui a voulu mettre fin à ses jours…
Je ne vous cache pas que j’attends déjà avec impatience le prochain roman de Ségolène Dargnies. Ses premiers pas en littérature sont plus que prometteurs et à mon avis, on n’a pas fini d’entendre parler d’elle…