Place Colette a failli s’intituler Détournement de majeur : le récit d’une histoire d’amour presque comme les autres. A un détail près : l’âge des protagonistes. Trente ans séparent la narratrice et l’homme dont elle tombe passionnément amoureuse. Pierre a plus de 40 ans, elle en a 13. Elle est la dernière d’une fratrie où tous sont doués, beaux et prennent une place telle qu’elle a du mal à trouver la sienne. Son père, un académicien, écrit et reçoit souvent : on croise dans leur propriété de Saint Florent en Corse, des noms comme Dalida, Paul Morand, Jean d’Ormesson. Le miracle survient un soir d’été, lorsqu’un pensionnaire de la Comédie-Française fait attention à elle. Il la questionne sur ses lectures, découvre qu’elle est fondue de théâtre et qu’elle est très cultivée. Le coup de foudre n’est pas réciproque, mais la magie a opéré si fort du côté de la jeune fille qu’elle n’aura de cesse de revoir l’objet de son fantasme. Avec cet amour naissant, elle découvre aussi les premiers émois de son corps et comprend vite qu’elle ne se contentera pas d’une relation platonique. La jeune fille ne ressemble pas aux autres adolescentes car elle est une résiliente. Une erreur médicale l’a rendue temporairement infirme à 9 ans et l’a obligée à de longs séjours en hôpital. A sa sortie, son corps est ingrat et elle ne s’aime pas. A l’opposé, sa sœur aînée s’envole pour New-York vers une carrière de photographe et son frère aîné, un étudiant prometteur et magnétique, la snobe en se moquant de ses moues de petite fille. Tous sont loin du compte.
Même si à aucun moment, le prénom n’est donné, la narratrice est évidemment le double de Nathalie Rheims. Elle qui est entrée en écriture sur le tard a toujours oscillé entre deux genres : la fiction, avec une prédilection pour le paranormal, initiant ses lecteurs à des mondes parallèles et explorant la mort pour mieux la dompter ; et l’autofiction. Aux yeux de toutes les jeunes filles romanesques, écorchées vives et assoiffées d’absolu, Nathalie Rheims est d’abord l’auteure de Lettre d’une amoureuse morte, livre phare partageant l’étagère des bibliothèques avec Journal du séducteur de Kierkegaard.
Dans Place Colette, le ton est plus abrupt qu’à l’ordinaire, il ressemble à son héroïne. Si la romancière, avant de mettre en mots cette relation hors norme, a attendu que le vrai « Pierre », l’homme qu’elle a aimé, ne soit plus de ce monde, elle n’en dissimule aucun des épisodes. « J’ignorais quand viendrait le moment d’écrire ce chapitre de ma vie », dit-elle en préambule. Une fois écartée cette hésitation, elle déballe tout, couchant sur le papier ce qu’elle a tu, y compris des scènes crues dont cette grande discrète, pudique, n’était pas une habituée. Ne vous fiez pas aux premiers chapitres, l’histoire monte en puissance et la petite fille naïve des débuts se mue en Lolita épanouie et maîtresse d’elle-même, sans que ni le lecteur ni son amant n’y prennent garde. Une fois encore, Nathalie Rheims rebat les cartes de sa vie, levant le voile sur cette double passion, amoureuse et dramatique, qui l’a menée à intégrer le Conservatoire de la rue Blanche à seulement 17 ans. En mélangeant habilement le vrai et le faux, elle ici signe un roman vif, séduisant et délicieusement abrasif.