« Un petit matin, à Djibouti, au début des années 1970. Ma mémoire me ramène toujours à ce point de départ. » Un point de départ entre le désert, la Mer Rouge et le Golfe d’Aden, lointain pour celui qui vit désormais à Paris, mais auquel il ne peut se soustraire quand sa fille lui demande un jour, sur le chemin de l’école : « Papa, pourquoi tu danses quand tu marches ? » La question semble anodine mais réveille en lui un passé douloureux dont il entend néanmoins tout lui raconter. Des maisonnettes en tôle à la poussière omniprésente, des quolibets de ses camarades au manque d’amour de sa mère, de cette jambe meurtrie qui l’empêchait de jouer au football à l’homme « qui danse sans le vouloir » qu’il est devenu.
C’est un jour de rentrée à l’école du Château-d’Eau. Le petit Aden se penche pour boire quand sa tête heurte violemment le robinet de la fontaine en métal gris. Le genou saigne abondamment. Derrière lui, le sourire assassin de Johnny, fier d’un croche-pied qui fait basculer Aden dans une autre réalité où chaque pas devient une épreuve. La poliomyélite flétrit la jambe du petit garçon qui n’a jamais été vacciné. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, Aden se voit bientôt obligé de partager son toit avec un « colocataire » en bien meilleure santé que lui, son petit frère Ossobleh. « Un amour de bambin et tout mon contraire. » qui séduit Papa-la-Tige et grand-mère Cochise, sa mère Zohra et la bonne Ladane, dont il est secrètement amoureux. Aden trouve alors refuge dans la lecture et dans le sourire de Madame Annick, « une Française de France » venue « transformer les arrières-petits-fils de bergers nomades comme moi en petites garçons qui sachent lire, compter, écrire », sur ce territoire que l’on nomme alors TFAI, « Territoire français des Afars et des Issas ». « Nous étions des petits Français qui n’avaient jamais vu la France. »
Si sa jambe ne cesse de lui rappeler qu’il n’est pas un garçon comme les autres, les mots lui permettent de garder la tête haute et, au fil des années, de surmonter le traumatisme originel. Endossant le rôle du conteur, Abdourahman A. Waberi entraîne son lecteur vers une terre à la croisée de l’Afrique, des mondes arabe et indien, découverte à travers le regard d’un petit garçon qu’il a bien connu. Les mots « Américains », « bombe nucléaire », « de Gaulle », « Mobutu » ou « Hailé Sélassié » s’échappent des transistors, les odeurs de beignets, d’huile frite et de gasoil de « Maman Peugeot » embaument les environs de l’école du Château-d’Eau où se noue le drame en même temps que la résurrection. Derrière le voile des souvenirs d’enfance se devine une violence née de la pauvreté, de la colonisation, d’un monde en marche derrière lequel il faut courir en espérant le rattraper, et finalement s’en libérer.