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coup de coeur
Le roman d’une génération
Il est des livres qui ont le pouvoir de nous toucher, d’atteindre quelque chose d’intime au plus profond de nous. Parfois, ils vont jusqu’à nous tendre un véritable miroir et l’effet n’en est que plus troublant. On est alors étreint par une sensation étrange, indéfinissable, mélange de saisissement de se sentir mis à nu, de stupéfaction de voir mis en mots ce que l’on ne percevait que confusément et de reconnaissance envers l’auteur. C’est ce moment exceptionnel que j’ai connu en lisant le magnifique et si juste livre de Didier Castino Rue Monsieur-le-Prince. Hervé était âgé de 22 ans lorsque les étudiants investirent les rues de nombreuses villes de France en novembre et décembre 1986 pour exiger le retrait du projet de loi Devaquet. Premier mouvement d’ampleur depuis 1968, auquel il fut inévitablement comparé, il avait ceci de particulier – comme son aîné – qu’il était mené par de tout jeunes gens. Ceux-ci s’insurgeaient contre une mesure visant à instaurer la sélection à l’entrée des universités et donner à ces dernières une autonomie de gestion. Un projet inacceptable pour tous ces jeunes qui y voyaient une remise en cause d’un principe fondamental, celui de l’égalité des chances. Et remettre en cause ce principe dans les universités, c’était proposer une forme de société dans laquelle ils ne voulaient pas s’inscrire. J’étais en terminale et, comme de nombreux lycéens, j’ai emboîté le pas aux étudiants pour scander à gorge déployée «Devaquet, au piquet» et autres slogans plus ou moins mutins. Ce fut un moment de liesse et de ferveur où l’on occupait nos établissements et où l’on passait des heures dans les AG à élaborer la formulation qui ferait mouche. Au diable les cours et les profs, les parents et la routine quotidienne ! Nous avions un dessein bien plus grand à mettre en œuvre ! Ce fut très certainement un moment fondateur pour ma génération car c’était, au terme de notre adolescence, comme une naissance à une forme active et volontaire de citoyenneté. C’était faire l’expérience que l’on pouvait, collectivement, changer les choses. C’était notre sortie définitive du monde de l’enfance. Le nom de Malik Oussekine est resté douloureusement gravé en moi, comme il l’est resté en Didier Castino. Refusant de voir ce nom réduit à une simple notice dans les manuels d’histoire, l’écrivain retrace les dernières heures de Malik. Il esquisse son portrait, dit ses goûts et ses aspirations, évoque la maladie dont il était atteint et qui nécessitait un lourd protocole de soins, et il suit sa course effrénée, épouvantée, dans les rues pleines d’effervescence du VIe arrondissement, tandis que deux policiers à moto le pourchassaient. Il restitue ses derniers instants, lorsque les policiers forcèrent l’entrée de l’immeuble de la rue Monsieur-le-Prince où il avait trouvé refuge. Il dit les coups, il dit l’acharnement et il dit encore l’effroi du seul témoin qui se trouvait présent. Mais la grande valeur de ce livre tient à ce que Castino n’en fait pas un événement isolé. Il l’inscrit dans un continuum historique. Malik Oussekine n’est ni le premier ni le dernier homme à mourir au terme d’une course éperdue pour échapper à la violence de qui représente l’autorité, et qui le conduira à la mort. Du massacre du 17 octobre 1961 à Zyed et Bouna en 2005, ou encore, plus récemment, à Adama Traore, combien d’êtres, des adolescents parfois, ayant pour seul point commun et pour seul tort de n’avoir pas la peau blanche, ont-ils ainsi perdu la vie ? Combien ont couru pour échapper à l’horreur ? Courir pour ne pas entrer dans l’Histoire, pour ne pas venir grossir le nombre des pages les plus laides qui la constituent, pour arrêter cet intolérable mouvement des hommes vers la haine et le rejet de l’autre. Une histoire tellement éloignée de celle que nous voulions écrire, en 1986. Retrouvez Delphine sur son blog. |
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