N’attendez plus pour lui emboîter le pas. Ouvrir le roman de Sylvain Tesson, c’est traverser à pied une France rurale oubliée, du Mercantour aux côtes du Cotentin. Clopin-clopant, l’écrivain-voyageur a emprunté ce qu’il appelle des chemins noirs, des sentiers de traverse, parfois rocailleux, souvent broussailleux, toujours délaissés. C’est ce périple de deux mois et demi, qu’il raconte, du 24 août au 8 novembre 2015.
Tenir sa promesse
Son histoire, tout le monde ou presque la connaît. Elle commence par une cuite, à la mort de sa mère. « Pris de boisson », celui qui se prend pour un chat et n’aime rien tant que rentrer chez les gens par les fenêtres, fait le pitre, et tombe d’un toit haut de huit mètres. Verdict : côtes, vertèbres et crâne brisés. Quatre mois plus tard, le voilà debout, en tout cas dehors. « Bancal, le corps en peine, avec le sang d’un autre dans les veines, le crâne enfoncé, le ventre paralysé, les poumons cicatrisés, la colonne cloutée de vis et le visage difforme », l’homme des bois n’est pas bien vaillant. Cassé, mais vivant ! Alors il décide d’honorer la promesse qu’il s’était faite sur son lit d’hôpital : traverser la France à pied. Puisqu’il faut marcher pour se rééduquer, mieux vaut le faire sur ces chemins de muletiers que plus personne n’emprunte plutôt que sur un tapis roulant. Que veut-il fuir ? « Vivre me semblait le synonyme de s’échapper », écrit en préambule, le poète des ornières. Et l’on ne peut s’empêcher de penser au vers baudelairiens de « Moesta et errabunda »» : « Dis-moi, ton cœur, parfois, s’envole-t-il Agathe,/ Loin du noir océan de l’immonde cité/, Vers un autre océan où la splendeur éclate,/ Bleu, clair, ainsi que la virginité ?».
Que veut-il fuir, Tesson ?
La civilisation, somme toute. Sylvain ne porte pas pour rien la forêt en son prénom. C’est au bruit, à la foule, à la pollution, à la télévision et au wifi qu’il veut échapper. Son ambition : mettre de la distance entre lui et le monde, s’éloigner de notre société urbanisée, défigurée, ultra connectée, fuir les monstres des montres et des téléphones pour mieux sentir l’air tiède, humer le vent et les herbes. Le fils de Philippe Tesson est ainsi fait : il préfère se laisser hypnotiser par le vol des vautours plutôt que par les écrans. Le roman suit le rythme de la marche du convalescent. Il vadrouille, s’allonge dans l’herbe, regarde le ciel, puis se relève, bivouaque à la belle étoile, ou s’adosse aux rochers pour lire. On le suit avec plaisir, car comme il le dit si joliment, « la marche est une pêche à la ligne. Une pensée, ça mord ». Joie de n’avoir personne qui lui indique la direction à prendre! Sylvain Tesson chemine le plus souvent seul, parfois rejoint par ses amis, toujours en bonne compagnie. Il rencontre des gens comme on n’en croise plus, qui installent des panneaux pleins d’humour : « Ici nous n’avons pas le wifi, mais nous avons la vie». A la recherche du temps perdu. Son voyage prend des allures proustiennes. « Ces chemins noirs avaient cette haute responsabilité de dessiner la cartographie du temps perdu », explique-t-il. Pour Sylvain Tesson, une journée dehors, sous la pluie ou les gifles du vent, c’est une journée à l’abri. Ses nuits à la belle étoile se révèlent superbes. (A l’exception de celle, cocasse, qu’il invite sa sœur Daphné à partager avec lui.) L’homme blessé « se rembourse en rêve des tristesses du jour ». Son roman ressemble à une carte postale. Sylvain Tesson déplie les paysages et dépoussière tous les cours de géographie du monde. Son voyage le remet en piste, et en vie. Alors qu’importe s’il découvre que sa « gueule cassée » suscite la compassion et que sa grimace fascine les enfants. Le voyageur raconte autant ce qu’il voit, que ce à quoi il pense. Il émaille sa route de réflexions et joue au Petit Poucet avec les aphorismes : « Une plage de silence valait un royaume », « Le passé n’a pas d’écho ». Il a raison, car « les phrases sont des prescriptions pour les temps difficiles ». Ce livre vaut toutes les ordonnances du monde. « Tout corps après sa chute, pour peu qu’il s’en relève, devrait entreprendre une randonnée forcée », recommande Sylvain Tesson. Le récit touche à sa fin en même temps que le voyage : « Alors on rentre chez soi, débarrassé de l’insecte qui vous mordait le cœur, lavé de toute peine, remis debout ». Sylvain Tesson a la pudeur de ceux qui préfère dire « on » plutôt que « je ».