Si son premier roman « Viviane Elizabeth Fauville » avait été, à très juste titre, célébré comme la révélation de la rentrée 2012, le second intitulé « Le triangle d’hiver » tient toutes ses promesses – voire même les dépasse – et confirme le talent vertigineux de Julia Deck.
La première phrase de ce livre n’en est pas une, c’est un nom : « Bérénice Beaurivage ». Mademoiselle est un personnage sans nom, sans passé, sans horizon, et sans emploi, mais pas sans dettes. Elle en est criblée. Elle aimerait bien s’appeler Bérénice Beaurivage mais ce patronyme est déjà « occupé », c’est celui d’une romancière, héroïne d’un film de Eric Rohmer, interprétée par Arielle Dombasle. Mademoiselle va tout de même prendre possession de ce nom et du métier de Bérénice Beaurivage. Car pour elle, les romancières ont la belle vie : « Levées à l’heure qui leur plaît, elles se promènent sous les volutes de longues cigarettes à la poursuite du meilleur mot, de la meilleure phrase ». Mademoiselle a un sens aigu de « l’occupation », ou l’obsession de l’appropriation. Si bien que lorsqu’elle rencontre et tombe amoureuse de l’Inspecteur (de navire, pas de police), elle s’accroche tant et si bien à lui qu’il ne parvient plus à s’en défaire même après l’avoir quittée. Elle en devient l’ombre de son ombre. Mais surtout l’ombre d’elle même. Il faut dire qu’une journaliste proche de lui, Blandine Lenoir, semble avoir mené son enquête et démasqué l’usurpatrice qui ne souhaite pas pour autant lâcher le morceau. Loin de là.
Je ne vous en dévoile pas plus sur cette histoire, tant il serait injuste de vous déflorer la suite d’une intrigue calibrée de très près. On ressort de cette lecture, enivré aussi sûrement que l’est Mademoiselle quand elle boit ses cocktails de choc à base de vodka : « Russe noir », « Kamikaze », « Kalashnikov ». Car ce roman sur une démence donne le tournis. Tel un alcool fort, il est tout simplement grisant. D’ailleurs pour préserver la puissance de ses effets, il faut impérativement le lire d’une traite, cul sec. Une fois le livre refermé, il vous reste à l’oreille une persistance de la voix unique de son auteur : « Il faut. On doit. Utiliser les mots. Utiliser sa voix. Oui, c’est la voix qui fait tout. Avec les mots bien entendu ». C’est ça la littérature.
On perçoit chez Julia Deck une grande rigueur dans les fondations de son écriture. Comme son héroïne Mademoiselle, elle a dû se promener à travers les cartes, se plonger dans les traités d’architecture navale ou dans des ouvrages sur les ports et les villes. On le sent, mais sans qu’elle rende pesant le fruit de ses recherches documentaires. Elle en retire une prose épurée, où elle réussit à ce que des termes pointus comme « superpostpanamax » trouvent tout naturellement leur espace. Et surtout, elle crée une atmosphère hors-saison d’une douce esthétique. Il y a aussi cette singularité stylistique : l’articulation des dialogues (entre le parlé et le pensé avec usage de parenthèses), et le déroulement de l’intrigue qui tel « Le motif dans le tapis » de Henry James ne peut être perçu que par ceux qui regardent, lisent avec la plus grande des attentions. Et comme dans une histoire sans fin, « Le triangle d’hiver » illustre parfaitement ce que Tzvetan Todorov disait de cette nouvelle de James: « La quête du secret ne doit jamais se terminer, car elle constitue le secret lui-même ». Bérénice Beaurivage. Blandine Lenoir. L’Inspecteur. Tout est là, dans ce « triangle remarquablement équilatéral » et incontestablement vertueux, comme un cercle.