« Une fille de passage » est d’abord une réponse : celle d’une élève, Cécile Balavoine, à son maître, Serge Doubrovsky, dont l’ultime roman, en 2011, s’intitulait « Un homme de passage ». Cécile est cette jeune femme, étudiante en lettres à la New York University, qui s’installe à pas de velours dans l’univers d’un grand écrivain au crépuscule de sa vie.
Lorsqu’elle s’inscrit à son cours sur le théâtre classique, elle le connaît et l’admire déjà à travers ses écrits, notamment « Fils » (1977), Un amour de soi (1984) et « Le Livre Brisé » (1989). Serge Doubrovsky est le créateur de l’expression « autofiction » et a placé toute son œuvre sous le sceau de l’aveu et de l’intime. La question n’est pas de savoir si le moindre événement de son quotidien est susceptible de se retrouver dans un de ses romans, mais de comprendre que les femmes dans la vie de Doubrovsky ont souvent « une mission narrative ». A la fin de l’année scolaire, le romancier lui propose d’habiter son appartement à Manhattan le temps d’un voyage en France, et débute avec elle une relation épistolaire.
A son retour, le « tu » a remplacé le « vous » et le trouble grandit. L’homme âgé de 71 ans – quelques mois de moins que le grand-père de Cécile -, et la jeune femme de 26 ans dînent souvent ensemble ; après ses cours, elle monte discuter avec lui dans l’appartement où elle a tant aimé vivre, dont les immenses fenêtres font face aux Twins Towers qui s’illuminent chaque nuit. Leur relation est tenue secrète. Pourquoi ? Le jugement des autres. Le goût délicieux de la chose clandestine. Cécile est partagée entre honte et fierté. Le soir où Serge dérape et l’embrasse, elle se sent salie, mais le jour d’après, c’est un sentiment contraire qui l’assaille : pourquoi l’a-t-il choisie, elle, la petite Française qui n’a encore rien écrit ? Comme elle le confie à son psychanalyste, elle est à la fois terrifiée, horrifiée, et honorée d’avoir été élue. « Je ne savais plus ce qui était mal, ce qui était bien. J’avais voulu porter la joie entre ses murs, l’eau dans ses plantes et le vin dans ses verres, mais je lui avais laissé espérer l’inespérable. Cela faisait-il de moi un monstre ? »
Vingt ans plus tard, Cécile Balavoine, l’auteure cette fois, la romancière et non plus la narratrice, est toujours incapable de séparer le bien du mal. Que s’est-il passé entre Serge Doubrovsky et elle ? Comment qualifier le lien qui l’unissait au père de l’autofiction ? Seule certitude, elle se rend compte que le romancier a été pour elle un repère, quelqu’un d’essentiel à sa vie, même lorsque leurs chemins ne se croisaient plus vraiment. « (…), ce soir-là, j’avais compris en lui parlant, qu’il me serait toujours nécessaire de revenir auprès de lui pour déposer entre ses mains les événements marquants de mon existence. ». Serge D. l’a fait entrer en littérature. Doublement. Il l’a poussée à écrire et il a fait d’elle un personnage de roman : « l’écrivain avait fait de moi une autre. Un double. C’était un peu une mort, et un peu une naissance. »
En donnant chair à cette relation ambigüe, bancale, parfois malsaine, elle tisse le récit fouillé d’une amitié-amoureuse mystérieuse. Par qui a-t-elle été le plus séduite ? L’écrivain ou l’homme ? Son « Chair Serge » l’émeut par sa vulnérabilité, lui l’éternel « Untermensch » ayant réchappé de la déportation en 1943 grâce à un policier français qui était censé l’arrêter, et il l’irrite tout autant par ses manies. Jusqu’au jour où, conscient du risque de la perdre, Doubrovsky, monstre de tendresse jaloux de ses prérogatives, joue son ultime coup de poker. Quitte ou double.