rencontre avec Nan Aurousseau
L’écriture à main armée
Un matin de 2005, la vie de Nan Aurousseau a changé grâce à un télégramme. Il était signé Jean-Marc Roberts, regretté patron des éditions Stock : « J’ai commencé la lecture de votre manuscrit. Merci de me rappeler à mon bureau. Votre lecteur impatient ». A l’époque, comme il le raconte sans fioritures aujourd’hui, Nan Aurousseau vivait dans une maison sans électricité, et il était au bout du rouleau.
Parce que c’est sur ce télégramme heureux que débute son nouveau livre, « La ballade du mauvais garçon ». Il y raconte ce qui l’a conduit à écrire ce « Bleu de chauffe » qu’il avait envoyé chez Stock. Un petit livre drôlatique, largement autobiographique, dans lequel il confiait son expérience de plombier-chauffagiste et qui avait enthousiasmé plus de 40 000 lecteurs.
Depuis, Nan Aurousseau a continué d’écrire, des romans mais aussi « Quartier charogne », texte autobiographique sur son enfance dans le 20ème arrondissement de Paris. Cette « Ballade » en est la suite, l’auteur se remémore ses premiers braquages à dix-sept ans tout juste, son séjour en prison peu de temps après et pour six ans. C’est durant ses années de détention, malgré les effroyables conditions de vie carcérale qu’il décrit par le menu aujourd’hui, que Nan Aurousseau se met à lire et à écrire. Il sortira éreinté mais plus combattif que jamais. Nous sommes au début des années 70, il fait la connaissance d’une éditrice et écrivain, Marie Laborde, sa grande histoire d’amour, et il dit aujourd’hui que, sans elle, il n’y serait pas arrivé. Sa vie n’a pas cessé d’être tumultueuse pour autant. Il publie quelques ouvrages avec Marie Laborde, notamment le recueil de témoignages « Paroles de bandits », écrit des scénarios qui resteront à l’état de scénarios, réalise des films qui seront projetés dans un seul cinéma, quitte ou est quitté par les successives femmes de sa vie, enchaîne les galères, dort dans des squats, dans une camionnette garée sous le métro Glacière -ça ne s’invente pas- et continue à écrire, écrire, écrire, jusqu’au jour où, échoué en province dans une petite maison dont il sort peu, il reçoit le fameux télégramme de Jean-Marc Roberts.
Ce qu’il raconte dans son nouveau livre, c’est tout cela. Cette vie cabossée, des braquages à la découverte de la littérature en prison, du mitard au métro Glacière, de dix-sept à cinquante ans. C’est souvent drôle, cette vie de petit braqueur façon film en noir et blanc, et c’est souvent terrible aussi, parce que Nan Aurousseau garde un souvenir épouvanté de la prison. Et le lecteur reste avant tout médusé par sa force, son opiniâtreté, son désir d’être du côté de la vie, mais surtout du côté de la culture, de l’art et de la création, envers et contre tout.
Je suis ravie de le rencontrer chez son éditeur lors de son passage à Paris. Il est souriant, sans l’ombre d’une vanité, mais pressé aussi, toujours dans une sorte d’urgence et, on le voit bien, plein d’une douleur et d’une révolte qui surgissent dès qu’il est question d’injustice.
Quand vous parlez de vos premiers braquages, ce qui frappe évidemment c’est que vous êtes très jeune : à peine dix-sept ans.
Oui oui, très jeune mais bien mature quand même. A l’époque, un événement m’avait énormément marqué : le jour où avec mes parents et mes frères et sœurs on s’est fait expulser de notre logement. Je l’ai raconté dans « Quartier charogne ». Mes frères et sœurs étaient encore à l’école, moi j’étais un petit voyou mais pas bien méchant, je faisais juste de petits cambriolages, j’aurais pu me sortir de tout ça. Mais ce jour-là, on s’est retrouvés dehors et j’ai été obligé de grandir d’un coup. Quand vous êtes à la rue, comme je l’étais avec mes potes, le cambriolage ne suffit plus. Avec les braquages, on est montés d’un cran et surtout on a été obligés d’aller dans les quartiers où il y a les banques, c’était un peu une aventure urbaine. On a d’abord attaqué des gens dans le 16ème, comme je raconte dans le livre. Alors bien sûr c’est mal vu tout ça, mais pour nous c’était simple. On était des voyous et il nous fallait de l’argent, voilà. Etre armé, c’était mieux et c’était symbolique : après tout, ces gens qui nous avaient expulsés, ma mère, mes frères et sœurs et moi, ces gens qui avaient jeté six mômes à la rue étaient armés, puisque c’était la police qui nous avait mis dehors. Il fallait qu’on prenne les armes, parce que cet épisode m’a révolté contre l’ordre social.
Il y a donc dès le départ chez vous une pensée politique.
Oui. Il était hors de question que j’aille travailler puisque mon père, pauvre vieux qui trimait depuis ses quatorze ans et avait réussi à nous trouver ce petit logement minable dans le 20ème où on dormait à six dans la même chambre, mon père a finalement été expulsé. Aujourd’hui je suis encore en état de révolte permanente contre le système d’oppression sur les pauvres. Des événements comme ça peuvent provoquer des tragédies.
L’évocation de votre vie de voyou du 20ème arrondissement est surprenante, parce que vous décrivez un Paris qui n’existe plus.
Bien entendu, puisque les pauvres en ont été expulsés. Quand on s’est retrouvés sur le trottoir de la rue des Maraîchers, ma mère ne savait vraiment pas comment faire avec ses gosses, elle s’est réfugiée chez une de mes sœurs déjà mariée, dans un tout petit appartement. Puis elle est allée voir une assistante sociale et vous savez ce qu’on lui a proposé ? Ma mère qui était une Parisienne pur jus née à Montmartre, on lui a proposé d’aller à Stains, dans la banlieue nord. Quand elle a vu cette misère noire, ces immeubles pourris, ma mère a dit qu’elle préfèrerait encore dormir dans les rues de Paris. Mais donc voilà tous ces pauvres ont été repoussés dans les banlieues. Je dis pauvres mais en fait c’est juste le peuple, le simple peuple de Paris. Cette ville est devenue une sorte de château. Je n’ai rien contre les gens qui y vivent, mais effectivement il n’y a plus tout ce que je décris dans le livre.
Si vous aviez dix-sept ans aujourd’hui, qu’est ce que ça changerait ?
Rien du tout. Je serais certainement un dealer avec une calach. Et je serai dans les guerres de gang.
Vous parlez sans nostalgie de vos années de jeunesse, au contraire vous dites que vos amis de l’époque vous ont tous déçu.
Tous, sans exception, sont devenus de vieux cons qui n’ont pas évolué dans leur tête. Ce sont de vieux voyous ratés, parce qu’en général le voyou tourne en rond et est remplacé par des vagues de voyous plus jeunes et plus méchants que lui. J’ai surtout été déçu du point de vue de l’amitié. J’ai fait beaucoup pour eux, et eux n’ont rien fait pour moi. Je n’ai conservé aucun ami de cette époque.
On sent une violence chez vous, peut-être une sorte d’amertume.
Je ne crois pas être amer, mais je n’ai plus beaucoup d’illusions aujourd’hui. Je crois que je suis plus lucide qu’avant et maintenant je ne pourrais qu’être déçu par moi-même. D’autre part, je vis désormais dans une forme de solitude, parce que pour écrire il faut savoir être seul et apprendre à fermer sa porte, c’est essentiel. Je vis retiré dans une maison à la campagne, seul, et j’écris. Je suis très concentré, je ne vois personne. J’ai reproduit les conditions carcérales, puisque j’ai appris à écrire en prison.
Justement, parlons des années de prison. Vous décrivez dans le livre des traitements inhumains.
Ecoutez, c’était vraiment comme ça et ça l’est toujours. Je le sais j’y vais de temps en temps. La prison est quelque chose de terrible. Déjà, le gardien de prison n’est pas quelqu’un de très intellectuel. Celui qui décide de faire ça, c’est qu’il n’a pas trouvé de boulot ailleurs, donc le personnel n’est pas éduqué comme il faudrait. En plus, à l’époque et probablement encore aujourd’hui, il y avait des gens qui théorisaient la répression contre les détenus, considérés comme une population à risque, malfaisante. On était traités comme de la racaille. Pour moi, la racaille c’était plutôt la classe politique.
Paradoxalement, c’est la prison qui vous permet de lire, écrire et sortir de tout cela.
C’est pas la prison mais l’introduction des éducateurs par les services de la Protection de la jeunesse. Bien sûr il n’y a pas que des imbéciles dans les gouvernements et les instances du Ministère de la justice. Des éducs, il n’y en avait pas beaucoup et il y en a de moins en moins, mais moi c’est grâce à l’un d’eux que je suis sorti de tout cela. Il s’est pris d’amitié pour moi et a eu le temps de faire son travail. Il m’a permis de reprendre goût à mes études, ce que la prison a en quelque sorte favorisé puisque j’étais isolé et j’avais rien d’autre à faire. Il y a quelque chose de positif dans le fait de vous séparer de votre milieu, mais le système de la prison était vraiment terrifiant. Combien ont été cassés par ça ? Moi, j’ai résisté.
Cela dit, vous racontez que vous voulez passer le bac, et on vous oriente vers un CAP.
C’est toujours comme ça : il est hors de question que vous sortiez de votre classe sociale et c’est abject. Quand vous êtes d’une classe pauvre, vous devez vous contenter du travail manuel, parce que les gens des classes riches en ont besoin vu qu’ils ne foutent rien de leurs dix doigts. Eux, ils envoient leurs mômes faire des études aux Etats-Unis, les mêmes qui sont toujours en train de vous dire : « Revalorisons le travail manuel ». En ce qui me concerne, c’était une façon de me renvoyer dans ma classe sociale. En même temps, rien n’est jamais noir ou blanc : je m’étais battu pour faire mes études et c’était un véritable combat contre l’administration pénitentiaire, c’est vrai, mais dans les commissions, ceux qui jugeaient mon cas se sont dit : « Quand il va sortir que va-t-il faire avec un bac ? Il n’aura pas de travail et risque de retomber. Donc dans l’année qui lui reste à tirer il vaut mieux qu’il apprenne un métier ». Alors ils m’ont fait passer un CAP de plombier. C’est pas une mauvaise pensée, effectivement quand je suis sorti le lendemain j’avais un boulot et je pouvais me rendre tous les vendredis au Palais de justice en montrant que je travaillais, puisque la première année j’étais en conditionnelle et je devais impérativement rendre des comptes. Cela dit, au bout d’un an, lorsque cette obligation est tombée, j’ai arrêté de travailler. Mais j’avais rencontré Marie, j’étais dans le milieu littéraire, donc la chance et tout ça.
Vous racontez en effet que c’est une femme qui vous sauve.
Sans Marie Laborde je n’y serais pas arrivé, et attiré par mes amis je serais retombé dans l’ornière du banditisme. Forcément, la pression était énorme pour que je retourne sur des affaires, mes amis m’aimaient beaucoup. Seule Marie a réussi à m’en sortir parce qu’elle m’a mis tout de suite le pied à l’étrier avec « Paroles de bandits », un livre qu’on a fait dans l’année de ma sortie, et j’étais lancé dans un autre milieu, différent. Je rencontrais plein de gens, Jean-Louis Bory, Claude Durand, Simone Signoret, voyez. Donc je suis très vite passé dans la création littéraire, et ça m’a sauvé.
Vous sortez de prison peu après 68, il règne une ambiance particulière à Paris.
En effet, au début des années 70 les gens étaient très ouverts, il n’y avait pas tout cet aspect marketing de la société d’aujourd’hui, ni cette angoisse à propos du travail. Nous, on était plutôt dans l’idée de refuser le métro-boulot-dodo pour lire et réfléchir, on luttait contre le système. Maintenant c’est l’inverse : les jeunes veulent travailler à tout prix. On les angoisse avec ça, genre si vous travaillez pas vous allez mourir. Le MEDEF est roi et on est dans une période terrible, totalement contre-révolutionnaire.
Votre obsession à l’époque c’est de faire des films. Pendant vingt ans, même si ça ne marche pas, vous vous obstinez. Pourquoi ?
Au départ c’est pas intellectuel. Un jour, il me tombe une caméra entre les mains, je commence à filmer et je découvre une espèce de vocation. A partir de là, je n’ai plus voulu rien faire d’autre, c’était physique. J’avais été enfermé durant des années et je retrouvais avec ma caméra dans les rues une sorte de liberté absolue, j’étais dehors et non pas enfermé à écrire. Et puis c’est un espace de création, une aventure aussi. C’est un métier que j’adore toujours mais que je ne pratique pas car, quelque part, on me l’a interdit. Tous mes projets sont toujours refusés, l’avance sur recette ma jeté tellement de fois, et je suis pas dans les réseaux, voilà.
Comment expliquez-vous votre ténacité ? Vous racontez que vous vous retrouvez à habiter dans un squat, puis dans une camionnette, et pourtant toujours vous tentez de vivre de votre cinéma ou de votre plume. N’importe qui aurait abandonné.
C’est ça la vocation, ne jamais lâcher. Bernard Palissy a bien brûlé ses meubles. Moi, j’aurais pu brûler ma vie pour faire un film.
Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur tout cela ?
Je trouve que c’est un parcours qui me correspond bien. Surtout, c’est une vie intègre, et qui va en s’améliorant d’un point de vue spirituel. Au fond, j’ai fait le travail que chaque homme devrait faire : toujours grandir.
Propos recueillis par Sylvie Tanette