Agnès Desarthe
Points
mai 2013
146 p.  6 €
 
 
 
Quelle lectrice êtes-vous Agnès Desarthe ?

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Derrière tout écrivain se cache (mais pas toujours comme on le verra) un lecteur. On pose souvent toutes sortes de questions aux romanciers autour de l’écriture, de l’inspiration… Le réjouissant essai d’Agnès Desarthe, « Comment j’ai appris à lire » (éditions Stock) nous a donné l’envie d’explorer l’autre versant, et de savoir quels lecteurs étaient les écrivains. Aujourd’hui, et c’est normal, elle inaugure cette nouvelle rubrique.

 

Dans votre essai, vous expliquez que vous avez lu tard. C’est plutôt inhabituel qu’un écrivain ne soit pas un lecteur de toujours.

Ce qui m’a surpris dans la réception de ce livre, c’est qu’on me disait « quel courage », un peu comme si je faisais mon « coming out »! Cela confirmait une de mes intuitions, à savoir qu’il y a un enjeu social dans la lecture.

Pourquoi l’avoir écrit maintenant ?

C’est une commande de l’éditrice Capucine Ruat, qui dirige une collection dans laquelle des écrivains évoquent leur travail. Je n’avais pas envie de faire un cours magistral sur la littérature, sur l’écriture ou le processus d’écriture. Je ne me sens pas cette maturité (il serait temps pourtant!). Et j’ai pensé à la lecture, quelque chose dont j’adore parler. La lecture est un peu l’envers de l’écriture. Je suis partie de cette phrase que je m’entends prononcer dans mon enfance, « je déteste lire », et j’ai décidé de la presser comme un citron. Très vite, j’ai réalisé qu’elle était fausse, qu’en réalité j’avais lu, mais en cachette de moi-même.

Ce n’est pourtant pas une honte de lire. Comment l’expliquez-vous ?

C’est lié à mes origines métèques. Je suis à la fois issue de familles étrangères et pauvres et juives. La lie de la terre! Cela, je le ressentais sans le verbaliser.

Votre père pourtant, Aldo Naouri, est médecin.

Médecin oui, mais le 10ème enfant d’une famille où personne n’avait fait d’études. Nous représentions la partie immergée d’un immense iceberg, nous surnagions juste avec le menton hors de l’eau, alors que tout le reste de la famille était dans l’eau. Je me souviens d’avoir demandé à mon père, « est-ce qu’on est riche » ? Et lui de me répondre : « je ne sais pas. » « Mais est-ce qu’on a plus de 5 francs ? » Et mon père soulagé : « Ça oui, on a plus de 5 francs. » Je me rappelle cette peur qu’on ne puisse pas s’en sortir. Même si nos parents se montraient généreux, il fallait faire attention à ne jamais gaspiller « parce qu’on ne sait jamais ».

Quel rapport avec la lecture ?

La lecture, c’était en français, langue officielle du pays dans lequel nous vivions, mais désactivée affectivement. Même si on parlait français à la maison, mes grands-parents, eux, s’exprimaient dans des langues étrangères. Nous étions les enfants d’une mère dont le père avait été déporté et assassiné à  Auschwitz. J’avais une double vision de la France : à l’école j’avais cru comprendre que la France avait gagné la guerre et que la France, c’était la résistance. Et à bas-bruit, je savais qu’il y avait eu des collabos. Je voulais l’aimer ce pays, mais secrètement, je pensais « c’est horrible la France ». J’éprouvais des sentiments ambivalents et cela se traduisait par le fait que je ne voulais pas lire des livres français écrits par les Français. Comme une sorte de pacte secret que personne ne m’avait demandé de passer.

Ne pas lire aurait été une espèce d’acte de rébellion ?

Oui, mais il y avait aussi autre chose. Lire des contes de fées avec une princesse coiffée d’un crapeau ne me posait aucun problème. Mais lorsque ça devenait plus réaliste, une histoire qui se passe dans une ville par exemple avec des enfants qui vont à l’école, possèdent une maison de famille, mènent une existence censée ressembler à la mienne, alors je devenais très crispée, parce que je trouvais que ma vie ne ressemblait pas du tout à ça. 

Ce qui prouve que la lecture n’est pas qu’un passe-temps, mais recèle bien d’autres enjeux. 

Malgré le titre, « Comment j’ai appris à lire », il y est très peu question de l’apprentissage proprement dit. Apprendre à lire, c’est apprendre la littérature, établir un rapport avec le livre, évaluer l’objet qu’on a entre les mains, c’est-à-dire être capable de lire un livre de divertissement en sachant ce que c’est, et de comprendre que s’attaquer à un ouvrage ardu est un autre type d’expérience. La lecture représente l’étendue de toutes ces expériences.  

En fait, vous avez écrit avant de lire.

Oui, j’ai écrit de manière quasi professionnelle dès l’âge de six ans! Des contes, des nouvelles, des poèmes. J’écrivais tout le temps et il semble que j’écrivais bien. Je n’ai rien gardé. Je me souviens de personnes qui me disaient, « ah c’est beau ». Maintenant que c’est mon métier, je considère que je ne suis pas un écrivain qui écrit bien. C’est difficile, je n’ai pas la phrase naturelle.

Ne pas lire, est-ce que cela facilite l’écriture ou au contraire la rend plus difficile ?

N’avoir rien lu offre une liberté totale. On ne se sent pas écrasé par le poids de la bibliothèque. Je n’avais jamais éprouvé le sentiment d’avoir lu une œuvre qui m’avait mise au tapis. Une candeur salvatrice. J’imagine la peur que l’on doit ressentir quand on a lu Proust à 19 ans… Et puis à vingt ans, voilà que je me mets vraiment à lire, à développer une véritable passion pour la lecture. Je dévore de manière boulimique toutes sortes de choses. Finie la candeur : j’avais déjà publié deux ou trois livres, et pas mal d’ouvrages pour enfants et j’ai ressenti comme une petite inhibition ! Depuis, je me bagarre avec cette inhibition.

Vous êtes devenue aussi traductrice. Est-ce que cela vous a aidée ?

La traduction, c’est comme un entraînement, une sorte d’hyper-lecture, une lecture puissance 4 qui m’a permis de rattraper un certain retard. Puis j’ai suivi des études de grammaire et de linguistique, pour comprendre comment ça marchait. 

Vous souvenez-vous de votre premier coup de foudre littéraire ?

J’en ai eu plusieurs, à des degrés différents. Le premier, « Tistou les pouces verts » de Maurice Druon. J’ai huit ans, et je comprends qu’il s’agit de vraie littérature. Il me plaît particulièrement pour des raisons formelles. Un peu plus tard, vers 12 ans, les romans de Georges Sand, puis « L’attrape-cœur »de Salinger que j’ai relu je ne sais combien de fois. Une fois adulte, le premier qui me fait basculer dans l’univers de la lecture, c’est « Madame Bovary » ou peut-être avant Marguerite Duras. Ensuite, je découvre Singer, qui constitue un jalon très important dans mon parcours. A partir de ce moment-là je peux tout lire. Singer met une littérature sur mes origines. Je vois que le monde d’où je viens existe dans les livres. Je retrouve l’univers de ma mère, comme si je feuilletais un album de famille. C’est Singer qui me permet de me lancer dans Balzac. Il n’y a plus de trahison, c’est comme s’il me donnait l’autorisation d’aimer « Eugénie Grandet ». Lire des auteurs français, c’est lire de la littérature étrangère pour moi, mais à partir de Singer, je n’arrête plus de lire, et je lis de tout. 

Quelle est votre dernière découverte ?

Peut être Vladimir Sorokine, l’auteur de « Roman », un livre presque insupportable, mais dans lequel il dit des choses sur la littérature russe qui me passionnent. A l’opposé, je suis plongée depuis un an  dans Alexandre Dumas. Le soir dans mon lit, je suis là avec les cavaliers, c’est mon fond d’écran! Un plaisir aussi addictif que celui qu’éprouvent les gens avec les séries. Je lis aussi des essais de philosophie, des biographies analytiques et un de mes auteurs favoris reste Faulkner, que je lis et relis sans cesse.

La lecture peut-elle encore influencer votre écriture ?

Oh oui, la lecture et la  traduction. Il y a plein de choses qui naissent des livres des autres.

 

PETITE ORDONNANCE DU Dr. Desarthe  

La légende de Gösta Berling de Selma Lagerlöf

Shosha d’Isaac Bashevis Singer

Mrs Dalloway de Virginia Woolf

Un barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras

Tous les livres de Henry Roth.
Le cinquième volume inédit de « A la merci d’un courant violent »,
« Un Américain, un vrai », sort en octobre.

 

Où, quand et comment ?    

Où et comment ?

Jamais en mangeant, mais allongée, assise, dans mon bain, dans mon lit, dans le métro, dans le train, mais pas dans l’avion, j’ai trop peur! Et bien sûr au coin du feu.

Marque-pages ou pages cornées ?

Je prends toujours la bonne résolution d’avoir un marque-pages, que je m’empresse de perdre. Alors je corne les pages. Mes livres sont très abîmés. Et si un passage m’intéresse et que je n’ai pas de crayon pour le souligner, je corne encore plus. « A la recherche du temps perdu » par exemple est devenu obèse!

Bruit ou silence ?

Je n’ai pas besoin de silence. Je peux lire avec des enfants qui jouent ou un match de foot à la télé.

Jamais sans mon livre ?

Jamais.

Un seul livre à la fois ou plusieurs en même temps ?

Plusieurs. Comme c’est mon année Dumas et que « Joseph Balsamo » par exemple est trop lourd, j’en prends un autre pour le métro, plus maniable. J’ai toujours une lecture de fonds, que je garde pour le soir en général. La journée, je préfère des lectures ponctuelles, qui me servent pour un article, un livre…

Combien de pages avant d’abandonner un livre ?

Il n’y a pas de règles. Il arrive que je peine à entrer dans un texte, mais je sais que c’est un grand auteur, alors je m’obstine. Mais si je vois que ce n’est pas vraiment écrit, que la concordance des temps est inexistante, alors je peux abandonner au bout de trois pages.

Lire la chronique de Pascale Frey sur « Ce cœur changeant« 
Lire la chronique de Sylvie Tanette sur « Comment j’ai appris à lire ?« 

 

 
 
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