r e n c o n t r e a v e c
Émilie Pine
« Le patriarcat est mauvais pour les êtres humains »
Pour un premier livre en dehors du champ universitaire, l’histoire de « Notes to self » d’Emilie Pine est un succès phénoménal. Publié chez Tramp Press, petit éditeur irlandais, cet essai est en cours de traduction dans une dizaine de pays et vient de paraître chez Delcourt Littérature.
Irish book of the year (2018), ces « Notes à usage personnel » suscitent la curiosité de ce côté-ci de la Manche. Il faut dire que la presse anglo-saxonne n’hésite pas à présenter Emilie, féministe, professeur de théâtre moderne à l’Université de Dublin, comme la digne « fille » spirituelle de Nuala O’Faolain. Alcoolisme, dépendance, infertilité, souffrance et douleurs d’une femme en parcours de PMA, patriarcat, violences sexuelles, errances de l’adolescence, addiction au travail sont quelques-unes des réflexions de ce livre intelligent, percutant…et poignant.
Votre essai, en six parties, démarre sur l’hospitalisation de votre père, conséquence de son alcoolisme. Et se termine sur votre « workalcoolism ». Une drôle de boucle, non ?
Voir mon père alcoolique quand j’étais enfant, le voir s’empoisonner et s’autodétruire a déterminé l’adolescente que j’allais être. J’ai essayé de l’imiter. J’étais dans une émulation malsaine. C’était un jeu dangereux auquel les enfants ne devraient pas jouer. Mais j’ai survécu. Je n’ai pas disparu. Des amis ont eu beaucoup de moins de chance que moi. Ce livre révèle des choses intimes. Dans l’écriture, j’ai placé l’honnêteté plus haut que la gentillesse. Mes parents ont lu le premier jet et m’ont pleinement soutenue. Mon père est lui-même écrivain, c’est peut-être aussi pour ça que je me suis sentie autorisée à raconter -et reconnaître- mes propres expériences.
Je ne pouvais pas éluder ce que j’avais vécu ou traversé pour ne pas faire de peine à ma famille et elle a respecté ça. Même si je reconnais que ça n’a pas été facile pour eux de le lire. Les personnes qui écrivent sur leurs familles, sur leurs vies, font quelque chose d’honnête mais brisent aussi quelque chose qui a pour nom la fiction. La fiction qu’entretiennent beaucoup de familles (sur elles-mêmes).
« L’infertilité est un genre de solitude particulier » écrivez-vous. Culpabilité, perte d’espoir, avez-vous échangé avec d’autres femmes ?
Je trouvais difficile d’écrire sur cette violence envers le corps des femmes dans ce processus de PMA. Quand on vit ça, l’histoire des autres devient une forme de solidarité et je n’avais pas envie qu’on me prenne en pitié. Je déteste ça. J’ai analysé ma propre expérience. Et puis, paradoxalement, il m’a été plus facile de décrire le corps, le sang, les glaires cervicales, les règles… que d’avoir une conversation avec ma propre mère !
Est-ce que c’est plus facile de discuter « entre femmes » avec votre sœur ?
Pas vraiment ! On parle beaucoup par métaphores. La manière dont ma sœur a fait face à notre enfance, sa rébellion à elle a été d’être la plus « normale » possible.
Savez-vous ce que sont devenues vos copines de fugue adolescente ?
Oh oui. Elles ont eu une vie incroyable. Elles avaient pu retourner à l’école et…aujourd’hui, elles ont une vie familiale épanouie et surtout…elles sont en vie ! Elles ont connu une telle violence de la part des institutions (l’état, l’école, la famille), ça me mettait tellement en colère ! Moi, ma mère s’était accrochée… elle avait bataillé pour moi.
Est-ce que la partie où vous abordez les violences sexuelles dont vous avez été victime ont été plus facile à écrire après #metoo ?
Il faut séparer #metoo et ce que j’ai pu écrire de mes propres expériences. J’avais le sentiment que #metoo ne me concernait pas, que ça ne parlait pas de moi… que ça ne concernait pas ma vie. Mais « Quelque chose en moi » (nom de ce chapitre) a été le plus difficile à écrire. Quand j’ai admis qu’il était très important de revendiquer ses expériences, de se les « réapproprier » et de refuser la stigmatisation, j’en suis venu à bout. Mais je n’ai plus envie d’en parler maintenant. Parce que ça le rend encore vivant et que j’ai besoin de passer à autre chose.
« Accorder de la valeur à ses idées et à ses sentiments » sonne comme un mantra. Pourquoi est-ce important pour vous ?
Je m’interrogeais sur le fait que je n’accordais de valeur qu’aux idées. Je suis universitaire. Donc, pour moi, ce chapitre intitulé « Ceci n’est pas au programme » porte sur la dualité. Les idées et les sentiments, l’esprit et le corps… Par exemple, en tant que féministe, j’avais intériorisé des idées très patriarcales, notamment sur ce qu’est censé être la réussite au travail. Des femmes qui ont des statuts sociaux plus élevés que le mien, pour minimiser leur réussite, doivent quasiment faire semblant de ne pas être des femmes (se comporter comme un homme. Ou, pour un homme, nier sa part féminine). Cette phrase, c’est pour se rappeler que le patriarcat est défaillant et qu’il faut qu’on s’en débarrasse. Gloria Steinem le dit : le patriarcat est mauvais pour les êtres humains. Il faut en casser le modèle.
Quelles sont vos modèles d’écriture, les auteurs que vous aimez ?
Les féministes, comme Gloria Steinem, mon auteure talisman… Il y en a tant, mais si je devais n’en nommer que trois : Maggie Nelson, Rebecca Solnit et Nuala O’Faolain.
Vous êtes très impliquée dans le « Industrial Memories ». Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est ?
En 2009, est sorti en Irlande le rapport Ryan sur les violences de l’église catholique envers les femmes et les enfants pendant des décennies. En donnant cours à mes élèves sur une pièce traitant des Magdalene Laundry (voir le film « Les Magdalenes Sisters » de Peter Mullan, 2002), je me suis rendue compte qu’ils ne connaissaient rien à cette histoire. Que rien n’était enseigné à l’école ! J’ai pensé qu’il me fallait faire quelque chose. Pour moi, le plus invraisemblable était que des gens normaux étaient au courant, et n’avaient rien dit. J’ai commencé à rencontrer des survivants, des victimes de ces abus physiques et sexuels. On ne peut pas construire une société équitable si ces victimes-là, ces jeunes femmes qui ont été esclaves des blanchisseries Magdalene sont toujours considérées comme des moins-que-rien et leurs histoires toujours pas entendues.
Quels sont les progrès qui restent à accomplir en Irlande ?
Vous savez, adolescentes en 1990, mes copines et moi n’avions qu’une seule envie : partir, quitter l’Irlande, émigrer à cause de toutes les inégalités qui existaient entre hommes et femmes.
Et puis… 1997, le divorce est devenu légal. En 1999, un texte avait été voté sur l’égalité hommes/femmes au travail. Le mariage entre gays a été légalisé en 2013. En 2018, un référendum a rendu possible l’avortement.. Et aujourd’hui, je n’ai plus envie de partir. Il reste beaucoup à faire c’est sûr, notamment pour les femmes. Le corps des femmes est un combat. J’aimerais écrire sur ça et être un peu moins « workalcoholic » pour mieux profiter de mes vingt prochaines années.
Propos recueillis par Christine Sallès
avec la collaboration de l’interprète Marguerite Capelle
A lire aussi :
Maggie Nelson : « Une partie rouge » (Editions du Sous-Sol)
Nuala O’Faolain : « On s’est déjà vu quelque part ?» (Sabine Wespieser)
Gloria Steinem : « Ma vie sur la route », Harper Collins (2018)
Rebecca Solnit : « Ces hommes qui m’expliquent la vie » (Editions de l’Olivier)