Comment vous est venue l’idée d’illustrer l’Etranger ?
J’ai un lien fort avec l’Algérie. J’y suis né et même si j’ai quitté ce pays trop tôt pour en avoir des souvenirs, la mémoire familiale avec laquelle j’ai grandi est empreinte de ce passé algérien. Et puis, j’ai beaucoup travaillé sur l’Algérie. J’ai consacré 25 ans aux Carnets d’Orient. Au long de ce travail, Camus n’était jamais très loin et j’y faisais souvent référence, au point qu’assez naturellement j’ai illustré une de ses nouvelles, « L’Hôte », qui est parue en 2009.
Oui mais « L’Etranger », c’est un monument de la littérature française du xxe siècle.
Certes ! Gallimard était satisfait de mon travail sur « L’Hôte » et Catherine Camus, la fille d’Albert Camus qui veille attentivement à l’œuvre de son père, l’était aussi. Ils m’ont demandé quel texte je serais prêt à illustrer. J’ai proposé « L’Etranger ».
Quand on passe du texte au dessin, comment résout-on la question de la fidélité à l’œuvre ?
Cette question est vraie pour toute les adaptations, notamment les adaptations cinématographiques. Pour ma part, j’ai pris le parti de la fidélité absolue au texte et à l’époque.
Le livre est paru en 1942 et J’ai situé l’action à l’époque où il a été écrit, c’est à dire à la toute fin des années trente, un moment de l’histoire où la préoccupation indépendantiste n’est pas encore centrale. « L’Etranger » n’est pas un manifeste politique. Pour moi c’est d’abord le roman de la jeunesse. Quand il est publié, Camus a 29 ans ; il a dû commencer à l’écrire vers 25 ans.
L’ambiance qui se dégage de vos dessins est très française. A l’exception de l’Arabe, tous les protagonistes sont français et Alger est une ville hausmannienne. Il y a la mer et la chaleur, mais on pourrait presque être à Marseille.
L’histoire se passe à Alger, et ce sont des français qui sont policiers, magistrats ou qui tiennent les bistrots. Et le texte de Camus décrit cette réalité-là. C’est d’ailleurs le reproche adressé par certains intellectuels algériens à Camus : décrire une Algérie sans Algérien.
Comment vous est venu le visage de Meursault ?
Camus ne le décrit pas. Il ne précise pas son âge, même si on comprend qu’il est jeune. Je lui ai donné le visage des héros de la jeunesse des années 40 et 50, à la fois Gérard Philipe et James Dean, le rebelle sans cause.
Pour le reste, j’ai voulu décrire un univers sensuel, de chaleur et de mer. Marie, la petite amie de Meursault est très séduisante. Il fallait aussi être fidèle à la sensualité de l’œuvre de Camus.
Vous parlez de fidélité, mais vous prenez le parti, aussi souvent que vous le pouvez, de traiter l’histoire en style direct.
C’est vrai. Moi je suis plutôt Hergé que Jacobs ! Chez Hergé, tout est dit par le dessin et par les dialogues. Pas de commentaire
Chez Jacobs c’est l’inverse ; le texte n’en finit pas de décrire ce qui se passe, de préciser le contexte.
Aussi souvent que j’ai pu, j’ai repris le texte en faisant dialoguer les protagonistes. Après la fameuse phrase d’introduction « Aujourd’hui maman est morte », j’enchaine la suite sous forme de dialogue. Tout le procès est en style direct aussi. En revanche, quand Meursault est seul dans sa cellule, il n’y pas de dialogue possible et c’est le texte de Camus qui est repris en voix off.
Mais passer du style indirect au style direct, c’est une forme de trahison, non ?
Trahison, certainement pas. Adaptation, oui. Mais les mots mis dans la bouche des personnages sont rigoureusement ceux de Camus. Peut-être y-a-t-il ici ou là l’ajout d’une conjonction de coordination ou un changement de temps pour des raisons de concordance, mais nous avons fait un très minutieux travail de vérification avec les correcteurs.
Quelle a été la scène la plus difficile à transposer ?
Sans aucun doute celle de l’assassinat sur la plage. Au fond on ne sait pas pourquoi Meursault tue l’Arabe. Il va, vient, et retourne sur les lieux. L’Arabe ne l’agresse pas directement. « C’est à cause du soleil », dira Meursault. Tout cela ne fait pas une explication et quand le juge lui demande pourquoi il a tiré quatre fois après la première balle, il ne sait pas quoi répondre.
Pour vous ce n’est pas un crime raciste ?
Pas véritablement et ce serait prétentieux que de livrer une interprétation que Camus ne donne pas. C’est toute l’énigme de ce roman. Au fond, l’assassin et sa victime se ressemblent, je les ai dessinés jeunes et beaux tous les deux. L’un est blanc et blond, l’autre est brun et mat ; c’est la seule différence visible. Il y a un effet de miroir. On peut penser qu’ils sont tous les deux étrangers l’un à l’autre. Meursault parce qu’il y a les arabes, qui sont chez eux, et l’arabe parce qu’il y a les français qui, à cette époque, sont aussi chez eux sur cette terre d’Algérie.
Donc votre adaptation ne fait pas le pari d’une interprétation.
Certainement pas. La dimension algérienne est évidente, bien sûr. Mais l’Etranger c’est le roman de l’absurde cher à Camus. L’histoire d’un homme jeune qui, une fois condamné comprend que la vie est absurde et n’a d’autre issue que la mort. Pas d’espoir, pas de salut, pas d’au-delà.
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Illustrations:
en haut à gauche, page d’ouverture de L’Etranger
Les bijoux de la Castafiore Hergé – Casterman
La Marque Jaune E. Jacobs – Blake & Mortimer