Photo D.R.
 
 
Marlon James
traduit de l'anglais par Valérie Malfoy
ALBIN MICHEL
litt.generale
août 2016
864 p.  25 €
 
 
 

« Pour moi il y a vraiment deux Amériques,
celle qui vous accueille et celle qui vous asservit »

 

Lauréat du Man Booker Prize 2015 pour « Brève histoire de sept meurtres », Marlon James est le premier auteur jamaïcain à recevoir cette prestigieuse distinction lui ouvrant la voie à une reconnaissance internationale. Il est cette année l’invité du Festival America, qui a lieu à Vincennes du 8 au 11 septembre.
Né en 1970 à Kingston, Marlon James vit désormais aux Etats-Unis où il enseigne la littérature et l’écriture créative dans le Minnesota. « Brève histoire de sept meurtres » est son troisième roman.

Cette fresque polyphonique, qui abrite plusieurs dizaine de personnages, s’inspire de la tentative d’assassinat envers Bob Marley le 3 décembre 1976, deux jours avant un concert en faveur de la paix organisé par le parti au pouvoir, dans un contexte d’extrême tension politique. Des ghettos de Jamaïque au New York des années 80, le narrateur remonte la piste des différents réseaux impliqués dans cet acte, des barons de la drogue aux politiciens corrompus, des membres de la CIA aux journalistes impliqués dans l’affaire.

Pourquoi avoir choisi ce sujet ?
A l’origine du roman, il y a un article paru dans « Spin », un magazine musical américain, dans lequel Timothy White, l’auteur d’une biographie remarquée de Bob Marley, relate la tentative d’assassinat à laquelle le chanteur a échappé en décembre 1976. Ce fut le point de départ d’une enquête qui m’a occupé pendant quatre ans et dont ce livre est le résultat.            Plusieurs sujets me trottent par ailleurs dans la tête depuis mes années d’études. De temps en temps, j’en saisis un et je commence à écrire, pour voir s’il résiste. Si au bout de 200 pages je ne m’ennuie toujours pas, alors je me dis que je tiens peut-être un roman. Sinon, j’abandonne.

Vous vivez et enseignez désormais aux Etats-Unis. Vous considérez-vous comme un écrivain en exil ?
Non, absolument pas. J’ai toujours l’impression de vivre au même rythme qu’en Jamaïque, et je suis d’ailleurs en contact permanent avec des Jamaïcains restés au pays ou immigrés aux Etats-Unis. Aussi cliché que cela puisse paraître, l’Amérique est pour moi une terre de création, dont je voulais m’imprégner pour mener ma propre carrière d’écrivain. Mais quitter son pays natal n’est pas suffisant pour écrire un bon livre, il faut un peu plus que cela.

Le regard porté sur les Etats-Unis dans votre roman, notamment via le rôle joué par la CIA, est pourtant loin de cet idéal…
L’Amérique que je décris est une Amérique impérialiste, violente, prête à tous les coups bas pour étendre son pouvoir. Pour moi, il y a vraiment deux Amériques, celle qui vous accueille et celle qui vous asservit.

Votre roman comprend plus de soixante-dix personnages, plusieurs s’exprimant à tour de rôle dans le langage qui lui est propre. Par quels moyens avez-vous réussi cette prouesse ?
Le premier personnage auquel je me suis attaché, ce n’est pas celui de Bob Marley comme on pourrait le penser, mais de Bam-Bam, le gamin des ghettos de Kingston qui apprend à devenir un caïd jusqu’à croiser le chemin du chanteur qu’il admire. Il est l’un des fils rouges du roman, et c’est lui qui m’a guidé vers les autres protagonistes. Chaque jour, je m’immergeais dans la peau d’un  personnage, un seul, jamais plus. J’avais l’impression de les interviewer au fil des pages, et ils m’emmenaient parfois sur des pistes que je n’avais pas envisagées au départ. Leur dire adieu n’a pas été facile : même si j’ai ressenti un réel soulagement à la rédaction du dernier chapitre, j’avais eu le temps, après quatre années passées en leur compagnie, de m’attacher à eux.

Vous ignoriez donc au départ ce qu’allaient devenir vos personnages ?
Tout à fait. Je savais simplement qu’un tel ou un tel devaient mourir, mais j’ignorais à quel moment. Mes personnages m’entraînent toujours sur des chemins inattendus, comme les gens dans la vie réelle : vous ne pouvez pas les contrôler, il faut accepter de les voir mener leur existence comme ils l’entendent. C’est en suivant le parcours des uns et des autres que j’en suis arrivé à balayer vingt ans de l’histoire de la Jamaïque. Leur donner voix m’a permis de créer des effets de zoom essentiels pour comprendre le contexte politico-social de l’époque.

Certains journalistes ont pu écrire dans la presse américaine que ce roman est moins abouti que vos deux précédents, qu’il est trop « messy », désordonné. Qu’avez-vous envie de leur répondre ?
Mes deux précédents romans m’apparaissent justement aujourd’hui un peu trop méthodiques, trop soignés, alors que, selon moi, un roman doit partir dans tous les sens, se jouer des codes de la littérature. Le sujet même de « Brève histoire de sept meurtres » supposait ce désordre, ce chaos, je n’aurais pas pu l’écrire autrement.

Le « New York Times » décrit votre livre comme étant à mi-chemin entre un film de Tarantino et un roman de Faulkner, mais vous préférez vous définir en disciple de Dickens. On est pourtant loin des classiques victoriens !
J’ai grandi avec la littérature victorienne : Dickens et Henry James font parti de mes écrivains préférés. Mais dès les premières pages de « Brève histoire de sept meurtres », je me suis aperçu que les structures classiques du roman ne résisteraient pas à une telle histoire, qu’il fallait m’en détacher. Cela a été rendu possible par les personnages, une nouvelle fois : c’est en suivant leurs errances que l’intrigue s’est construite, et non l’inverse. Ce roman ne procède absolument pas d’une construction réfléchie, avec un plan de base suivi de manière linéaire. Il s’est imposé de lui-même, c’était vraiment exaltant !

La violence inhérente à l’histoire se double d’une certaine forme de détachement de la part des personnages, qui semblent en user sans s’en rendre compte. Cela fait-il partie pour vous de la culture jamaïcaine ?
Je ne pense pas, même si, dans les années 70, la situation de la Jamaïque était beaucoup plus précaire que celle d’aujourd’hui. La Jamaïque que je décris dans ce roman paraîtra aussi étrangère au jeune Jamaïcain de vingt-ans qu’à l’Européen. J’aime à penser qu’un livre comme celui-ci peut renseigner sur le contexte de l’époque, sur la tension qui régnait alors. Pour ce récit, je me suis souvenu de films, de jeux et de séries télévisées de l’époque, mais il m’a fallu effectuer de nombreuses recherches pour  restituer l’atmosphère de cette Jamaïque aujourd’hui disparue.

Propos recueillis par Laetitïa Favro

Un grand merci à l’interprète Marie Furthner pour son aide précieuse !

 
 
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