« Je suis le produit du rêve américain »
Avec « Triple crossing » (2012), son remarquable premier roman, le journaliste américain Sebastian Rotella nous plongeait dans l’enfer des trafics transfrontaliers, un monde de terreur et de corruption qu’il a longtemps couvert comme journaliste pour le Los Angeles Times. Avec « Le chant du converti », que les lecteurs français sont les premiers à découvrir, ce grand reporter de 52 ans confirme son aisance à mêler réalité et fiction. De Buenos-Aires à Paris, villes qu’il connaît bien pour y avoir été basé, l’action de ce thriller captivant nous renvoie à une actualité brûlante – le financement des cellules jihadistes – au travers d’un intense affrontement psychologique entre deux amis d’enfance devenus adversaires. L’auteur était de passage à Paris pour présenter son livre au festival America.
On dit toujours que le deuxième roman est le plus délicat à écrire, surtout quand il vient après une réussite…
Non, « Triple crossing » avait été long à écrire et long à sortir. Pour un premier roman, c’était un énorme défi : deux héros (1), plusieurs intrigues imbriquées… Ici, le processus a été rapide. J’étais en confiance, porté par l’accueil positif du précédent. Et j’ai choisi de me concentrer sur un seul personnage, Valentin Pescatore, et sur le thème de l’identité : la sienne, et celle de son ami d’enfance Raymond, qui reste un mystère. Pour un écrivain qui débute, Pescatore est intéressant : il est jeune, une trentaine d’années, il se cherche et découvre le monde. Je peux grandir avec le personnage…
Est-il inspiré de personnages rééls ?
Il combine les traits de deux ou trois personnes différentes. L’une n’est pas un policier mais aurait pu l’être : courageux, capable de s’adapter et d’aller au-devant des ennuis… C’est le principe de la fiction : emprunter la matière première et la retravailler…
Et son ami Raymond, narco-trafiquant et jihadiste ?
J’ai créé le personnage à partir de quatre vrais terroristes dont j’ai eu les dossiers en main en tant que journaliste. Comme eux, il a du charisme, un talent de manipulateur, il manie les langues et les sous-cultures, il est capable de changer de peau. Mais c’est un monstre, toujours prêt à trahir et changer de camp pour survivre. Ce genre de parcours part souvent de la drogue, les polices anti-drogue fonctionnant beaucoup sur ce type d’échange, renseignement contre impunité.
J’avais l’idée d’une amitié d’enfance en danger entre ces deux hommes. Et l’idée que l’ombre de Raymond planait toujours sans qu’il soit présent physiquement. Le reste est venu facilement. C’est aussi une histoire plus actuelle, avec des évènements que je n’avais pas anticipés, mais qui se sont réalisés, comme les bombardements sur l’Irak.
Est-ce plus satisfaisant d’écrire un roman sur ce sujet plutôt qu’une enquête journalistique ?
Dans un article, on n’a pas la même liberté de fouiller les détails et les aspects humains. Quand Valentin mange avec les policiers argentins avant de les suivre dans une course-poursuite, c’est une scène que j’ai vécue : je peux décrire la viande, le froid, les bruits. De petites touches qu’un rédacteur en chef couperait… De manière générale, dans un roman, je peux aussi affirmer des choses dont je n’ai pas la preuve, ou que certaines sources m’ont confiées « off the record ».
Vous êtes à la frontière des genres : thriller, polar, espionnage…
Dans la réalité aussi, tout s’entremêle. La trajectoire des terroristes commence souvent dans la criminalité. Certains de ceux qui ont commis l’attentat de Madrid (ndlr 11 mars 2004) étaient connus comme narco-trafiquants, et même surveillés pour ça. Le drame, aujourd’hui, c’est que gangstérisme et terrorisme se confondent souvent. J’ai beaucoup appris sur ce sujet grâce à mes contacts dans la police, la justice et le renseignement, en Europe comme aux Etats-Unis. En France, les violences urbaines et l’extrémisme partagent le même espace. On voit des braqueurs violents se radicaliser parce qu’ils pensent, ou prétendent, que c’est plus noble ou plus romantique que d’être un voleur…
« Le chant du converti » se déroule entre l’Amérique du Sud et la France. Pourquoi notre pays ?
C’est vrai que d’autres pays en Europe sont confrontés à des cellules jihadistes, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, le Royaume-Uni. Mais j’ai été basé en France après le 11 septembre, et c’est ici que j’ai appris ce que je sais des islamistes. J’ai aussi l’impression que les services français ont le mieux compris cette menace, qu’ils ont à la fois la réflexion et la connaissance du terrain, et que ceux des autres pays les admirent pour cela. Et puis, j’aime la France, sa culture. Avec la scène des jouteurs à Sète, je me suis fait plaisir.
Votre troisième roman ?
Je l’ai commencé. Il sera question des migrations, de ces terribles odyssées qui butent sur les frontières. Avec un autre aspect plus américain, qui m’a frappé depuis cinq ans que je suis rentré aux Etats-Unis : l’impunité dont peuvent bénéficier des trafiquants, des terroristes ou des patrons corrompus. La pire délinquance financière continue de sévir à Wall Street sans être inquiétée.
Vous faites partie de la rédaction du site web d’investigation Pro Publica. Sur quels sujets enquêtez-vous ?
D’une part les questions de terrorisme et de renseignement, d’autre part le gangstérisme lié à l’Amérique latine. J’ai ainsi publié une enquête sur un jeune homme, au Guatémala, qui a survécu au massacre de sa famille par un commando des forces spéciales, avant d’être adopté par un homme très riche. Il ignorait que cette homme avait commandité le massacre. Aux Etats-Unis, plus personne ne veut entendre parler de l’Amérique du Sud. Il faut ce genre d’histoires… Idem pour les attentats de Bombay (ndlr. novembre 2008) sur lesquels je travaille toujours. Il faut de nouveaux angles.
Entre le roman et le journalisme, comment conjuguez-vous vos deux carrières ?
Je mène les deux en même temps, mais j’ai tracé une limite. Quand je suis à Pro Publica, je ne fais pas de recherches pour mon livre à venir. Même si j’emmagasine de l’expérience… Le grand défi, c’est de trouver le temps. Mais quand on est comme moi fils d’immigrés, c’est naturel de travailler beaucoup. Travailler davantage que mes parents, c’est impossible. Mon père est arrivé à 17 ans, ne parlant qu’italien. Il est devenu président d’université à Chicago puis en Californie. Et ma mère enseigne la littérature espagnole. Ce sont des modèles pour moi. Le rêve américain est peut-être brisé aujourd’hui, mais il a existé et j’en suis le produit. Et j’ai en moi cette forme de patriotisme qui veut que ce rêve continue.
(1) « Triple crossing » raconte comment, en liaison avec Mendez, magistrat mexicain incorruptible, le jeune policier américain Valentin Pescatore infiltre un gang de narco-trafiquants opérant à la frontière
Propos recuillis par Philippe Lemaire
Lire notre critique du « Chant du converti »