« Je ne crois pas aux héros »
Le lauréat du Booker Prize en 2014 signe un roman bouleversant sur l’enfer d’un camp, tenu par les Japonais, destiné à construire dès 1943 une ligne de chemin de fer. Une histoire de courage, de résistance et de poésie.
Dans la presse australienne, vous répétez que vous ne vouliez pas écrire cette fresque historique. Comment et pourquoi s ‘est-elle imposé à vous ?
C’est vrai, ce texte m’a pris douze ans et je l’ai écrit sous plusieurs versions : un journal, un long poème, le point de vue des victimes, celui des bourreaux, en lettre collective ……Rien ne fonctionnait vraiment !
Je savais que je m’attaquais à un sujet fort, à des thèmes cruciaux comme la guerre, la violence, la perte et il est très facile de se laisser déborder par ses émotions. J’ai alors écrit ce livre en m’appuyant sur les souvenirs de mon père, qui fut un prisonnier de guerre australien et participa, parmi 9000 autres personnes, à « La ligne ». Il a disparu , à l’âge de cent ans, quand je relisais les épreuves du livre.
Expliquez- nous en quoi consistait ce projet pharaonique …
Pendant la guerre, les Japonais voulaient attaquer les Britanniques en Inde. Ils ont donc eu l’idée de faire construire à des milliers de soldats australiens, asiatiques et européens, une ligne qui devait relier la Thaïlande à la Birmanie. On l’a appelée « La voie ferrée de la mort ». C’est un chemin de fer né du fanatisme et du désespoir, fait de mythes et d’illusions autant que de bois et d’acier.
Vous décrivez en effet l’enfer concentrationnaire.
Les prisonniers étaient affamés, battus, à moitié nus, devaient travailler non stop, dans des conditions misérables, avec la mousson, les maladies, du matériel ridicule pour s’attaquer à la jungle. On avance le chiffre de 200 000 déportés morts dans ces conditions épouvantables. J’ai lu en effet la littérature du goulag, des camps nazis, mais je me suis efforcé de me concentrer sur les petites choses : le goût d’une boulette de riz, l’odeur des bambous qui pourrissent, la boue omniprésente, la perte d’une chaussure qui signifie la mort, les tiques, les abcès. Toute l’action est ramassée en un jour, une journée comme dans le chef d’œuvre de Soljenitsyne,« Une journée d’Ivan Denissovitch ».
Quel type d’homme est votre personnage principal, Dorrigo Evans ?
C’est un grand docteur, qui vient d’une famille très modeste de Tasmanie, comme moi ! Prisonnier et médecin-colonel, il va tenter modestement de soigner ce millier d’hommes corvéables à merci et d’en arracher quelques-uns à la mort . Il a la tâche ingrate d’essayer de dialoguer avec l ‘état major du camp et de négocier avec lui. Beaucoup plus tard, à la fin de sa vie, il sera considéré comme un héros en Australie et devra raconter ce qui s’est passé là- bas.
Je ne crois pas beaucoup à l’héroïsme. Dans chaque personne, même celles qui sont admirables, se cache une part plus noire, plus secrète. Dorrigo est adulé mais il ne croit ni à sa vertu, ni à son courage . Il a juste mieux réussi à vivre qu’à mourir, je pense.
Pourtant il opère les hommes avec l’aide d’une seule cuillère en bois.
Dans cet enfer, chacun tient comme il peut. Un personnage chante tout le temps, un autre fait des blagues, un autre dessine ou pense aux repas magnifiques qu’il dégustera, lorsqu’il sera rentré au pays. Dorrigo, lui, refuse de se faire broyer en soignant les autres.
Pourquoi avez-vous tenu à faire aussi entendre la voix des bourreaux ?
Parce que l’erreur serait de les prendre pour des monstres ! Les géoliers japonais, même sadiques (un colonel décapite ses victimes avec plaisir) restent des hommes, convaincus d’agir pour le bien de leur pays, pour celui de l’Empereur. Ils croient que les prisonniers appartiennent à une espèce inférieure, ne sont guère plus que du matériel. Voilà comment naissent tous les fascismes. Après la guerre, ils doivent comme les prisonniers retrouver leur pays, leurs proches, continuer à vivre avec ce poids immense de culpabilité.
On trouve aussi beaucoup de poésie dans cette épopée, à commencer par le titre . Pourquoi ?
Le titre du livre, « La route étroite vers le nord lointain », est en effet un vers d’un poète japonais Basho et les Japonais parlent poésie au milieu du désastre. Je suis sensible aux haïkus traditionnels, à l’amour des mots, de la littérature qui constituent un barrage contre l’horreur.
Votre roman est également une belle histoire d’amour. On pense au Docteur Jivago.
J’adore le roman de Pasternak, merci ! Darrigo est tombé amoureux de Amy, la femme de son oncle avec qui il vivra une passion ravageuse. L’amour est le seul moment où l’on s’oublie en tant qu’individu, qu’on embrasse l’univers dans sa totalité. Dorrigo ne cessera de penser à celle qu’il a aimée, même si, comme dans toutes les grandes histoires d’amour, les amants connaîtront de nombreux tourments.
Propos recueillis par Ariane Bois